Alors qu’il a disparu depuis un siècle, Kafka renaît grâce à au troisième et dernier tome de cette superbe biographie signée Reiner Stach, Kafka les années de jeunesse, que le Cherche-Midi a publié en une année. Essentielle. 

Il est un peu vain de chercher le génie d’un artiste dans son enfance. Les premières années constituent un prologue dans l’émergence d’un artiste, qui en choisissant la création, rompt avec sa vie antérieure. Kafka ne fut pas un enfant exceptionnel ; il n’y eut pas entre 1883, date de sa naissance, et 1912, date de l’écriture de La Métamorphose sur laquelle ce livre se clôt, une évidence du génie que personne n’aurait su voir. Mais ce qui est frappant, c’est que ses vingt-neuf premières années ont permis au jeune Frantz d’engranger des images, des souvenirs, des émotions, qui viendront ensuite nourrir son œuvre, jusqu’à sa mort, le 3 juin 1924. En mettant au jour cette genèse sensible, Reiner Stach signe le dernier tome essentiel de son magnum opus sur Kafka. Les premières pages de cette somme sont d’emblée passionnantes, parce qu’elles replacent la naissance de Kafka dans l’histoire des Juifs d’Europe centrale. Ainsi Kafka est un privilégié car il put naître dans une Autriche-Hongrie qui, par une loi inique, régit à la fin du XIXe siècle le droit de reproduction de ses citoyens juifs en n’octroyant qu’au fils aîné la fonction de géniteur. Kafka est aussi l’enfant de la toute nouvelle réussite professionnelle de son père, devenu marchand de tissu à Prague, qui ne cessera jamais de rappeler à ses enfants la chance qu’ils ont de grandir dans le confort auquel il n’eut pas droit. Et de trouver leur place dans cette ville labyrinthique, multiculturelle, où s’affrontent les nationalismes tchèque et allemand, sous l’œil hésitant de la communauté juive, qui se souvient du ghetto érigé là quelques siècles plus tôt. Autre privilège de l’enfant Frantz, il est en bonne santé, alors que deux enfants à sa suite mourront bébés. En est-il pour autant choyé et adoré ? Là réside l’un des paradoxes que cette biographie révèle : les parents Kafka, tout à leur magasin, délaissent le petit Frantz, et le confient à des nurses qui changent sans cesse. Ainsi, dès son plus jeune âge, il s’avère en proie à une solitude qui fondera l’homme, et l’écrivain. Sentiment d’abandon aggravé par l’irruption de ses deux frères qui demeurent quelques mois à la maison, puis disparaissent sans explication. Ses sœurs, bien plus jeunes, ne pallieront pas ce sentiment de solitude enfantine. Mais il n’y a pas de place pour l’apitoiement ni la tendresse dans cette maison du centre-ville, et lorsque le petit garçon de trois, quatre ans pleure une nuit, le père le met dehors, devant la porte, afin qu’il se calme. L’écrivain écrira plus tard, dans sa fameuse « Lettre au père », qu’il a découvert là « l’espace froid de notre monde ». Récit d’une éducation qui se fonde à la fois sur la sacralisation des liens familiaux, qui pèseront sur Kafka toute sa vie, et sur un désintérêt pour la construction intérieure de l’enfant, qui s’explique dans une époque préfreudienne et au sein d’une bourgeoisie juive qui a conscience de la fragilité de sa réussite. D’autant plus dans un empire qui accueille par instants des soubresauts de fureur antisémite et qui interdit aux juifs un certain nombre de carrières, notamment universitaires. 

L’homme et l’écrivain

Le résultat est là : L’enfant fragilisé par la solitude est devenu un grand échalas maigre, obsédé par sa santé, timide en société. Kafka, à vingt ans, se définit comme « une toupie ronflante ». Deux ans plus tôt, il a rencontré un « gnome », joyeux et ambitieux, Max Brod : il ne s’en sépare plus, partant à chaque vacance avec lui, et entretenant avec lui un dialogue esthétique et amical ininterrompu. D’emblée il se nourrit de la « vitalité » de son ami. Car Frantz n’a goût à rien, sinon aux livres, et à la natation. Lorsque ses parents l’intiment à choisir carrière, il ne sait pas vers où se tourner, étudie la chimie quelques mois, réfléchit, brièvement, à la possibilité de consacrer sa vie à la littérature, s’essaie au métier d’assureur chez Generali, et enfin, entre dans les assurances nationales où il accomplira toute sa carrière. Ce qu’il verra comme un « choix raisonnable » et qui provoquera sa mort précoce, à quarante ans. Mais nous n’en sommes pas là ; dans sa vingtaine, un trait de la vie intérieure de Kafka s’affirme ; sa recherche de « l’essence même de la réalité ». Car si l’homme semble voguer au gré des évènements, l’écrivain travaille, avec une détermination saisissante, dans son Journal et de premiers récits, à définir une voie d’entrée précise en littérature. Reiner Stach nous fait vivre avec subtilité cette double évolution de Kafka, flottante pour l’homme, spectaculaire pour l’écrivain, qui invente sous nos yeux son rapport à la littérature qu’il appelle vite « mein Schreiben », mon écriture.   

Celle-ci se nourrit de trois influences majeures : Goethe, la Bible, et Flaubert. Kafka et Brod se rendent à Paris, L’Education sentimentale à la main, que Kafka lit en français, pour accomplir un pèlerinage sur les traces du maître. Cette passion pour Flaubert mène Kafka à craindre toute forme d’évanescence, de lyrisme, de spiritisme qui traversent alors les milieux artistiques d’Europe centrale. Il est passionnant de voir comme peu à peu il dérivera du précis naturalisme flaubertien vers une fulgurance des images, et un sens du fantastique, qui n’appartiendront qu’à lui. Car l’écrivain ne publie pas, mais écrit ; huit ans pour composer un court texte, Description d’un combat, qui n’a rien de kafkaïen. Mais peu importe, le mouvement est lancé, il ne cessera plus :  en toutes circonstances, le jeune homme prend des notes, s’essaie à la description, s’ausculte dans son Journal, et cherche à nommer les impressions qui le traversent. C’est dans ces années qu’il formule sa fameuse définition de la littérature comme « hache pour la mer gelée en nous ». 

 En 1906, commence un jeu entre Brod et Kafka qui ne cesse pas : l’un demande à voir ce que l’autre écrit, l’autre lui tend quelques feuilles, parcimonieusement. Brod acquiesce, Brod encourage, Brod veut croire au génie de son ami. Stach se montre ambivalent à son égard, à la fois reconnaissant de l’immense dette que nous avons envers lui, et soulignant ses limites, sa frénésie de reconnaissance, son classicisme. Mais l’ami est là dans les moments les plus lumineux de la jeunesse de Kafka, comme ces quelques jours au bord du lac majeur, lorsqu’ils nagent sous la lumière du sud, et partagent l’allégresse d’une liberté rare dans leur vie d’employés de banque et d’assurance, rêvant de voyages et de chefs-d’œuvre. 

La fuite dont Kafka rêvera toute sa vie n’aura pas lieu. Sachant cela, et ayant lu les deux premiers tomes de la biographie de Stach, se placer auprès du jeune homme et de ses espérances s’avère poignant. Tout comme d’observer la recherche de l’écrivain en devenir, qui n’avance pas sans vacillement. En 1909, dans une lettre à Brod, Kafka évoque même la possibilité d’y mettre fin : « D’un coup de revolver, je m’ôte de la place que je n’occupe pas ». La mort se tient encore à distance, l’écrivain Kafka est né. 

Kafka, les années de jeunesse, tome 3, Reiner Stach, traduit de l’allemand par Régis Quatresous, éditions du Cherche Midi, 29,50 euros.