Découverte étourdissante d’une peinture explosive et géniale, celle d’Ilana Savdie chez White Cube. Un grand chambardement visuel !

Valéry, le vitriol aux lèvres, alors qu’il instruisait le procès de ceux qui supposent des « entrailles » aux personnages de fiction, s’exclamait : « Pourquoi ne pas parler du système nerveux de la Joconde et du foie de la Vénus de Milo ? ». Ilana Savdie (née en 1986) lui répond malicieusement, d’une malice qui éclate, flambe, dans un agglomérat foisonnant de couleurs comme des rêves fiévreux de jungles, de crépuscules amazoniens – n’a-t-elle pas grandi en Amérique du Sud ? Elle lui répond comme Diogène prouvait en marchant le mouvement : en faisant de ses grandes toiles des anatomies, des vues internes du corps. 

En « faisant », simplement ? Non, en portant ici jusqu’au paroxysme, tels des viscères-baudruches en apesanteur sur une toile surréaliste, un avatar de l’intestin serpentiforme, anacondesque, caudé comme un monstrueux vers, traversant les vestiges osseux, décapés, d’un squelette humain. Comme les restes de l’étal d’un boucher carburant plus au LSD qu’à la Gauloise bleue et dont le tablier serait taché d’acrylique et de cire d’abeille – les matériaux de prédilection de l’artiste. Ailleurs, c’est une glande ovoïde – un testicule ? – enrubanné dans la soie merveilleusement plissée, aux transparences irisées de ses couleurs tandis que, au-dessus, des membranes, fragiles comme des fumées, tendent leurs gazes arachnéennes. Ailleurs, c’est la suggestion de la cage des côtes, l’orgue des tuyaux sectionnés d’on ne sait quelles artères, le fragment grisé d’un torse emmanché (entorsé ?) d’une cuisse, débris antique en voie de digestion ou d’excrétion dans une peinture que la froide méditation du marbre laisse, justement, de marbre, et qui lui préfère la folie colorée.

De même que Monique Wittig faisait servir, dans L’Opoponax, l’inventaire encyclopédique du monde à la subversion du désordre, les anatomies d’Ilana Savdie ne sont pas de sages planches et ont peu à voir avec l’ordonnancement réglé du monde interne, organique ou osseux. Ce dernier y est comme noyé, happé, dissous, éclaté… (la bonne peinture, on le sait, appelle, comme la réaction réflexe d’un chant de grâce continu, une parole irrépressible, débordante – la preuve ici). On épuiserait donc le dictionnaire des synonymes si l’on voulait rendre compte du tohu-bohu de formes, de directions, d’intensités chromatiques. Mais, comme chez Monique Wittig encore, il faut ici le souligner d’autant plus fortement que la parole critique a tendance à se débonder, Ilana Savdie ne perd jamais de vue les exigences d’une méthode analytique. Elle n’a de cesse de décomposer, qu’il s’agisse de faire apparaître une couche après l’autre ; de donner à voir, presque à toucher tant l’artiste est délicate et suggestive sous son exubérance, l’aspect poudreux ou râpeux des surfaces ; ou encore d’essayer l’infinie hétérogénéité des combinaisons et des assemblages possibles. « Nous ferons des tableaux de plus en plus personnels, justement parce que nous aurons étudié les choses […] plus à fond. » : c’est de Van Gogh, ce pourrait être d’Ilana Savdie.

Ilana Savdie, Ectopia, à White Cube Paris, du 31 mai au 27 juillet