Pièce d’ouverture du Festival d’Avignon, Dämon, el Funeral de Bergman, fait résonner dans la Cour d’Honneur l’inaltérable furie d’Angelica Liddell. Elle n’a jamais été si bergmanienne. Et signe un spectacle qui vaut plus que le petit scandale qui l’entoure…

Qui est le « Dämon » qui donne le titre de cette pièce ? La question se pose, tant les démons d’Angelica Liddell sont nombreux, et parfois féconds. Dans cette pièce, ils orchestrent une saisissante ronde macabre autour de l’esprit de Bergman.  Ainsi, nous sommes dans la cour d’honneur et découvrons une scène nue et rouge, avec quelques toilettes contre les murs de pierre, et une rangée de fauteuils roulants. Le spectacle commence, deux personnages traversent à tour de rôle le plateau : un homme de très petite taille, portant un masque mortuaire, et un pape, l’air un peu perdu dans ce Palais qui fut autrefois dédié à ses prédécesseurs. Palais à l’histoire sanglante que ce spectacle citera à plusieurs reprises, et que le sol, rouge, rappelle. La metteure en scène espagnole annonce ses couleurs d’emblée, le noir et le rouge ; la mort et le sacré. Bientôt, Angelica Liddell entre en scène, nue sous une cape de popeline blanche, se lave le sexe au bidet, dos tourné au public, avant de prendre la parole. Pendant près d’une heure, elle va peupler la Cour de ses cris de rage, de désespoir, d’amertume, et de rires. Jamais je n’avais vu une femme seule tenir la Cour d’Honneur ainsi ; psyché et corps à vif et à nu. Autour d’elle, des figures à peu près muettes apparaissent et disparaissent dans des tableaux sobres : des ombres de femmes derrière les fenêtres. Des hommes, pantalons tombés aux chevilles, et sexes donnés à voir. Une femme-araignée glissant le long du mur, hommage aux obsessions bergmaniennes et à Persona. Des figures d’hommes d’église et de fantasmes, car nous sommes dans un théâtre qui choisit le spirituel contre le politique, la poétique contre la sociologie, s’inscrivant toujours plus dans l’héritage de Bataille, de Casanova. Parmi toutes les figures d’église qui traverseront cette plongée dans la psyché lidello-bergmanienne, retenons une femme-pasteur, au physique à la Bibi Anderson, qui enterre Ingmar Bergman, entourée de femmes en jarretelle et d’hommes à fesses nues. Ce personnage est l’une des plus belles inventions d’Angelica Liddell ces dernières années : il la sort de ses obsessions. Car oui, même dans cette pièce qui est l’une des plus réussies qu’elle ait faite ces dernières années, il y a des redites que reconnaîtront ses aficionados, comme les corps nus sur les brancards ou les mots sur la fin de vie. La vieillesse obsède Liddell, on la comprend, mais par instants dans ce spectacle, nous nous épuisons de la noirceur d’une colère que l’on connaît trop. 

 Mais revenons à la question centrale, qui est le Dämon d’Angelica Liddell ? Le dämon est-il cette figure de critique haï, par Bergmann comme par Liddell, qu’elle convoque au début de la pièce, cul nu, récitant des extraits d’articles du Monde, du Figaro, de Libération, tournant autour de l’idée qu’elle « n’a rien à dire » ? On connaît la suite de l’histoire, et la plainte qui s’en est suivie.  Mais le dämon justement n’est-il pas celui qui sous-tend cette colère ; la peur de n’avoir plus rien à dire, la peur de ne pas savoir dire ? La peur, dirait Ingmar Bergmann, de ne pas atteindre ces « secrètes vérités » qu’il a poursuivi toute son existence. Ou peut-être le démon n’est-il autre que Liddell elle-même, figure mélancolique et exubérante, qui finit en veuve éplorée auprès d’un cercueil vide, abjurant Bergmann de l’épouser, même post mortem. Ou le dämon enfin, est-il cet enfant qui surgit parmi les vieux et les femmes, juste après l’orgie, les yeux bandés, absorbé en sa propre rêverie, comme l’enfant qui ouvre Persona, mais lui livré aux images, les yeux grands ouverts sur la folie des hommes ?  Quelques instants avant la fin, l’enfant vient voir Angelica Liddell, assise auprès du cercueil d’Ingmar Bergman, en veuve éplorée, et lui demande, « et moi, quand est-ce que je vais mourir ? » Liddell répond, « toujours, toujours. » A l’image du Chevalier du Septième sceau, la dramaturge espagnole s’est lancée dans une partie difficile à gagner avec la Faucheuse, mais qui, pour le spectateur, demeure, par instants, bouleversante. 

Dämon, el funeral de Bergman, d’Angelica Liddell, Cour d’Honneur du Palais des Pages, Festival d’Avignon, jusqu’au 5 juillet