Laurent Sagalovitsch analyse la musique du compositeur autrichien Gustav Mahler en la mettant en résonance avec un épisode dramatique de sa vie amoureuse.
L’amour conjugal est un topos récurrent de la littérature universelle. Il se prête à merveille à la mise en scène, surtout s’il se trouve en péril. « Notre travail de dramaturge consiste à nouer une crise et à la dénouer », écrivait Cocteau. L’adultère en est le ressort le plus fréquent ; c’est celui de la bluette, du vaudeville et du degré zéro de l’art romanesque : le commérage. Ce dispositif théâtral, « à rebondissements », Laurent Sagalovitsch l’a parfaitement associé à la structure narrative du roman qu’il a consacré au dernier été de Gustav Mahler. Le compositeur partage le devant de la scène avec sa femme, Alma, de près de vingt ans sa cadette, et l’amant de celle-ci, le jeune et fringant architecte Walter Gropius, futur fondateur du Bauhaus.
Au fil d’une trame adroitement échafaudée et divisée en quatre parties comme une symphonie, le romancier alterne les points de vue (les enchâssant parfois) avec élégance et une grande finesse psychologique pour nous dévoiler les enjeux des rapports passionnels qu’entretiennent ces trois « monstres ». À la faveur de subtils monologues intérieurs, il expose leurs dilemmes, chacun devinant, dès que l’autre s’applique à « donner le change », les mobiles sous-jacents de son comportement (encore que celui de Gropius, aussi présomptueux que spontané, se perde moins dans des méandres psychiques). Fragilisé par les drames qui ont jalonné sa vie, à bout de nerfs, Gustav s’accroche désespérément à la femme que Walter espère lui ravir. Si égoïste soit-elle, Alma arrive d’autant moins à quitter Gustav qu’ils ont une fille, Anna (surnommée Gucki), et qu’ils ont en perdu une (Maria), emporté par la scarlatine quatre ans auparavant. Sagalovitsch ne manque pas de souligner, entre autres paradoxes, l’antisémitisme d’Alma qui n’exemptait que les génies juifs : son mari, Freud, Zweig, Schnitzler et Hofmannsthal. Hormis quelques flash-back, l’action se déroule en 1910, à Toblach (Dobbiaco), une station balnéaire au pied des Dolomites, où Mahler, chef d’orchestre de l’opéra de Vienne, passa ses trois derniers étés en famille et où il composa sa 9e et sa 10e symphonies dans une cabane isolée dans la forêt.
Au passage, entre deux saynètes paroxystiques où l’on participe aux affres des personnages, Sagalovitsch insère de pertinentes analyses de la musique de Mahler. Caractérisée par « un côté accidenté, une brusquerie, une violence, un fracas qui disait la tragique beauté de l’existence, son irréductible absurdité, sa quête vaine de réponse », elle semble avoir vampirisé le musicien à l’instar d’une ensorceleuse, lui ayant tout donné et tout repris : « Comme dans la plupart de ses symphonies où le macabre flirtait toujours avec le grotesque, en lui, il entendait les éclats d’un rire, le sarcasme triomphant d’une vérité qui de tout temps s’était moquée de ses tentatives pour s’échapper de lui-même. »
Il n’est pas jusqu’à la fin sèche, stendhalienne, de ce remarquable roman qui ne soit à l’image du romantisme morbide et exalté du grand compositeur autrichien.
Le dernier été de Gustav Mahler de Laurent Sagalovitsch aux éditions Le Cherche Midi240 p., 21