Hofesh Shechter est arrivé avec ses chorégraphies et musiques, place du Châtelet et aux Abbesses, dans l’énergie débordante de nos aspirations.
Brexit? Quel Brexit? Quand Hofesh Shechter débarque de Londres, on sent l’Europe unie, même à travers La Manche. En France, le public l’ovationne debout, que ce soit à une première européenne hors Albion, à Annemasse à Château-Rouge, ou bien lors d’une première mondiale au Théâtre de la Ville, dans la salle nommée Sarah Bernhardt. Theater of Dreams en est le titre, qui renvoie aux illusions et aux paillettes. « Theatre of war » est une expression anglaise bien plus courante: le champ de bataille militaire. Shechter, lui, ne cesse de jouer sur l’imbrication des deux. Etat de guerre, état de fête. L’un est contenu dans l’autre, dans ce portrait d’une jeunesse déchirée par la succession de cuts en vitesse cinéma. Les rideaux se déplacent, les champs de vision et angles de vue se déplacent sans cesse. Avec ou sans cut, les onze danseurs passent d’un état de joie à la bataille, de lignes droites à un nébuleuse agitée, de pas folkloriques au geste sportif. Ils se projettent dans l’ambiance feutrée d’un piano-bar, dans l’excitation d’une rave – sur les rythmes techno ou jazzy composés par Shechter en personne – ou dans des unissons énergétiques et solaires. Rien à voir avec les unissons très contraints chez Sharon Eyal. Sauf que les deux viennent de la Batsheva et donc d’Israël, et que la question de la communauté, qui est au cœur de toute l’œuvre de Shechter, prend racine dans un idéal lié au kibboutz. Dans Theatre of Dreams, le Londonien interroge notre capacité à agir collectivement et dessine un état de nature, toujours teint de culture par le geste partagé. Dans cette idée de chemins croisés, il va jusqu’à interrompre le spectacle pour faire monter les interprètes dans la salle et inviter le public à se lever et bouger. Les Parisiens aiment ça et, croyant à un bouquet final, ne se sont pas faits prier – jusqu’à investir le plateau, si bien que le chorégraphe avoua après la première que la situation avait été « out of control ». Un petit débordement par la joie de se retrouver, des deux côtés du Brexit.
Vingt ans que Shechter vit à Londres. Ce qui lui permet de se sentir parfaitement britannique et de porter sur son pays d’accueil un regard intrigué, amusé et en même temps amoureux. Il signe même une contribution tout à fait unique en danse contemporaine au paysage chorégraphique européen, ayant fondé en 2018 un jeune ensemble, la Shechter II. Choisis tous les deux ans parmi plus de mille candidatures qui arrivent du monde entier, les jeunes talents les plus intéressants sont rassemblés, souvent pour retravailler avec eux une pièce qu’il avait créée, en chorégraphe invité, pour l’une des grandes compagnies européennes. Et souvent, comme pour From England with love, c’est le fameux Nederlands Dans Theater. Huit danseurs autour de la vingtaine y dressent un portrait de la jeunesse urbaine britannique, évoquant quelques traditions un brin désuets et l’urgence de décrocher un avenir fulgurant. Aussi cette carte postale adressée au reste du monde évite tous les clichés touristiques du genre Tower Bridge. Le passé s’y manifeste pourtant, avec des musiques de Purcell et Edward Elgar (incontournable hymne funéraire du XIXe siècle), face au présent. Où l’on entend la pluie et le punk et se débarrasse des uniformes scolaires. Cartables, vestes et chemises frappent le sol quand la rage s’empare de ces adolescents, pleins d’espoirs et d’angoisses face à un héritage culturel grandiose mais encombrant. Il paraît curieux que la création d’un tel regard sur un « pays à la recherche de son âme », comme le décrit la compagnie, eut lieu aux Pays-Bas. Mais peut-être Shechter avait-il déjà en tête de ramener un tel butin de son imaginaire à la maison, pour le faire revisiter par tous ces jeunes arrivés des quatre coins du monde. Avec onze danseurs et trois musiciens au Sarah Bernhardt et huit danseurs au Théâtre des Abbesses, le Théâtre de la Ville fait de Shechter la force chorégraphique principale du Paris préolympique.
Hofesh Shechter au Théâtre de la Ville:
Theatre of Dreams, Théâtre Sarah Bernhardt
Du 27 juin au 17 juillet
From England with Love, Théâtre des Abbesses
Du 4 au 13 juillet