Extraordinaire symbiose d’un art et d’un paysage, les œuvres niçoises de Berthe Morisot font l’objet d’une très belle exposition.

Comment exprimer – à la façon dont les doigts du peintre, resserrés sur le corps du tube, expriment le serpentin de la pâte colorée – le génie d’un lieu ? Comment rester fidèle à ce qui fait figure de cœur, de noyau, et qui est alliage de substances très matérielles (terre, végétaux), d’éléments bien moins palpables (la dispensation de la lumière, les jeux de Protée de la surface de l’eau), et de cette quantité inconnue qu’on appellera diversement « atmosphère », « esprit » d’un endroit ? Question qui en a tourmenté plus d’un, qui a inspiré à Cézanne de pénétrantes réflexions – et à laquelle Berthe Morisot répond comme seuls les maîtres savent répondre : par le fait, par les œuvres. En l’occurrence, cette part de sa production qui coïncide avec ses deux séjours à Nice (le premier au début des années 1880, le second à la fin de la même décennie) et où s’opère ce miracle qu’ont en partage la peinture et le paysage : l’unité étroite, énigmatique et irréfutable du plus matériel et du plus insaisissable.

Avec sa scansion nette, ses cartels à l’érudition impeccable, l’exposition se suit comme on emprunterait, un beau jour d’été, un sentier qui longerait la mer, s’enfoncerait dans les terres. Les deux séjours, la place de Julie sous l’œil et dans l’art maternels, ou encore ce projet de Mallarmé qui aurait dû accueillir, sous forme de gravures, les œuvres niçoises : on se promène au gré des sections avec cette délectation informée qui est le propre des expositions de bon aloi. Mais, surtout, on cligne des yeux, on s’éponge le front, on tend la main pour cueillir une orange. Non qu’on soit dupe (encore que…) des reflets illusionnistes de la peinture, mais bien parce que Berthe Morisot a su saisir le secret du paysage niçois, son unité si particulière. 

Considérez la mouvante mosaïque aquatique de ce Port de Nice : la matière (composite, sablonneuse, sous le coup d’on ne sait quelle agitation moléculaire) devient, sous nos yeux, liquidité, reflets. Puis voici la Villa Arnuphy où des qualités semble-t-il incompatibles – l’enfoncement, le happement dans la végétation combinés avec un émoussement des formes et des teintes – s’associent avec un merveilleux naturel. Berthe Morisot recherche, pour parler comme le génial Cubain José Lezama Lima, « ce qui se manifeste et ce qui se dérobe ». Ce qu’il y a de plus tangible et de plus volatil, et dont l’association définit l’air d’un pays.Ailleurs, cette cueilleuse d’oranges (inoubliable pastel !) est-elle humaine, est-elle arbre ? Sa jupe, n’est-elle pas quelque chose comme une cloche magique où, sous les stries violacées, l’esprit solaire et ses rais orangés, cet esprit qui imprègne la peau des agrumes, aurait été mis à mûrir ? Ailleurs encore (Sous l’oranger), l’étoffe blanc-rose, la carnation, et cette onde rosée qui semble, douce électricité, parcourir de son ruban le tableau – tout cela ne chante-t-il pas encore et toujours cette profonde unité que réalisent paysage et peinture ? En l’espèce entre la figure humaine et les caresses de feuilles et d’herbes et de fruits de la nature.

Exposition Berthe Morisot à Nice. Escales impressionnistes, musée des Beaux-Arts Jules Chéret, Nice, jusqu’au 29 septembre