On l’attendait depuis longtemps. Kamel Daoud, qui signe chaque semaine une chronique dans l’hebdomadaire Le Point, une chronique courageuse qui le met au ban de son pays d’origine, l’Algérie, et d’une grande partie de la communauté musulmane, revient après des années au roman. Le titre : Houris. Chez Gallimard. Définition d’Houri : femme très belle promise aux bons musulmans qui accéderont au paradis. Titre évocateur, titre provocateur : dans ce roman, il ne s’agit que de cela, des femmes. Des femmes en Algérie ; des femmes sous la guerre civile des années quatre-vingtdix ; des femmes algériennes d’aujourd’hui ; des femmes honnies, des femmes souffrantes, des femmes battues, des femmes torturées, des femmes dans un Islam qui sont des sous-hommes. Des bêtes. Des rats. Ce roman est une déclaration d’amour à l’endroit de ces femmes algériennes ; un hymne à leur beauté, à leur intelligence, à leur dignité. Et, bien sûr, à travers cet hymne, un Daoud qui brandit son épée, donne l’estocade à un pays, à une religion qui déconsidèrent les femmes. Les maltraitent, les humilient.

Le lecteur suivra l’histoire d’Aube, une jeune algérienne égorgée le 31 décembre 1999 par des islamistes, dans son village de Had Chekala, dans les régions montagneuses du nord de l’Algérie. Elle avait cinq ans. Et depuis, vit avec une canule en lieu et place de sa gorge. La pauvre est ainsi muette. Elle se lance dans un long monologue intérieur, colonne vertébrale du livre, à destination de sa fille qui en est au stade du foetus. Tout au long du roman, la question de savoir si elle doit avorter se pose. Et elle y est plutôt encline, car la vie qu’elle décrit des femmes en Algérie est abominable. Elle semble ne pas vouloir lui faire endurer ce qu’elle a vécu et ce qu’elle vit encore comme femme libre. Une odyssée à travers l’Algérie, d’Oran à Had Chekala, se met alors en place. Aube souhaite revenir sur les lieux du crime, où elle fut égorgée mais aussi où sa soeur fut assassinée. Odyssée prétexte à raconter l’Algérie de l’Indépendance, histoire nous dit Daoud, sans cesse racontée comme un fait de gloire anti-français. Mais prétexte aussi à rappeler l’horreur de la guerre civile des années quatre-vingt-dix. Une guerre oubliée, mise sous le boisseau au nom de la Réconciliation, comme si rien ne s’était passé. Et l’on comprend, tant Daoud y revient souvent, que ce roman est une pierre de l’édifice mémoriel de l’histoire algérienne. Le pays nous dit Daoud à travers ce roman, doit se souvenir. Doit intégrer ces dix années de terreur islamiste. Car comme pour Aube, comme pour Aïssa- celui qui la conduit à Had Chekala, libraire qui a perdu une jambe pendant la guerre civile, et qui à partir d’un chiffre est capable de citer une date, un lieu, et le nombre de personnes tuées par les islamistes-, cette histoire ne passe pas. Et le pays semble coincé dans un archaïsme qu’Aube, femme non voilée, (le voile ? « un cercueil dans les cheveux ») portant le pantalon, met à jour par sa seule existence. 

D’une plume lyrique mais tenue, baroque mais bornée, métaphorique, Daoud signe un grand roman. Un grand roman âpre, sombre, rugueux. Un grand roman hypnotique, comme un serpent qui ne cesse de tournoyer autour de l’effroi du 31 décembre 1999. Qui ne cesse, bien que les descriptions des paysages d’Oran soient magnifiques (« paradis caché derrière le ciel »), de portraiturer une Algérie cauchemardesque. En proie aux flammes du passé, mais aussi du présent, flammes religieuses dont les femmes arabes pâtissent.

Chers jurés Goncourt, vous avez là un livre tant du point de vue littéraire que politique, passionnant. Ne passez pas à côté.