Avouons qu’il y a plus excitant comme saga que l’élection du président de l’Assemblée nationale. Plus riche comme rencontre que le face-à-face lugubre d’un député face à une rangée de journalistes, rejouant heure après heure, le même sketch du grand soir. Plus profond comme dialogue que le ping-pong de candidats qui s’arrachent un temps de parole pour ne rien dire ou presque. L’été est saturé de politique, la politique est saturée de vide et nous sommes saturés de cette parade de zouaves qui se battent pour gouverner le pays. Ne croyez pas là à un prurit anarchiste, mais bien plutôt à une réaction physique : un mot de politique de plus, et je meurs. Dommage pour les romanciers qui ont voulu la jouer politique en cette rentrée, ils vont sans doute se heurter chez les lecteurs au même épuisement : le baratin encarté sent le gasoil, et donnera aux lecteurs le sentiment d’être sur une plage, assaillie par la marée noire.
Alors, que reste-t-il ? Les écrivains. Les libres. Les solitaires. Rien de plus passionnant, de plus riche, que la pensée et la vision d’un individu. Ainsi, les romanciers. On les dit chaque année un peu plus en voie de disparition, un peu plus affaiblis, un peu plus mal-aimés. On les annonce enterrés par les défenseurs du réel, les autofictionnels, les documentaristes, les gens du vrai, qui auraient la peau des gens du faux ( mais dans mes cauchemars de soirées électorales, je ne vois que des partisans du vrai débattant sur BFM, plongeant dans les vagues et creux de leur baragouinage, le vrai est une parodie que tout le monde s’arrache). Donc, non, nous sommes ici pour parler d’écrivains, de gens de la parole, qui sont sans doute à mi-chemin du vrai et du faux. Ils sont vingt-cinq dans ce numéro, autant dans le prochain, cette rentrée est riche et diverse, en littérature française et étrangère. S’il ne fallait en retenir que trois, prenez ceux-ci : un classique, une maestro, une découverte.
– Commençons par notre couverture, et le retour du pape de la littérature noire américaine, James Ellroy, avec Les Enchanteurs ( Rivage ). On pensait qu’il ne nous étonnerait plus, qu’il nous laisserait dans le souvenir de l’œuvre qu’il a bâti. Et le voici qui revient avec une somme de plus de sept cent pages, labyrinthe d’ombres dans le Los Angeles vénéneux et étouffant de l’été 1962. Qui est l’Ariane de ce voyage angoissant ? Marilyn Monroe, ou plutôt son spectre, se relevant de son lit de mort pour nous guider parmi les villas de luxe sur écoute, entre nuits torrides et soirées interlopes menées par les Kennedy ou d’autres. Le minotaure chez Ellroy n’est sans doute nul autre que lui-même, maître incontesté de l’angoisse et du crime dans la ville de son enfance.
– Poursuivons avec une habituée de nos pages, Maylis de Kerangal, Jour de ressac, (Verticales). L’un des trois meilleurs romans français de la rentrée à mon sens, avec Kamel Daoud, et pour le troisième, je vous le dirais dans le prochain numéro. C’est son grand retour, Kerangal est notre Venus Williams, elle ne joue jamais aussi bien qu’à domicile : la voici donc au Havre, ville de son enfance, à suivre la piste d’un homme dont on ne sait rien, sinon qu’il est mort sur une plage, le numéro de la narratrice dans sa poche. C’est sombre et rude comme un roman de Simenon, mais écrit avec la langue de Kerangal, qui elle aussi sature, d’informations, de connaissances, de souvenirs, et cette saturation nous agace puis nous délivre, tant elle réussit à en faire une langue singulière et profuse. Nous revoilà avec elle, nous revoilà face à l’une de nos très grandes écrivaines françaises.
-Enfin, un nom qu’il ne faut pas oublier : Anne Michaels. Nous ne la connaissions pas, elle a publié poèmes et romans, est largement respectée, lue, reconnue dans le monde anglo-saxon. ET voici qu’avec Étreintes ( éditions du Sous-Sol), l’écrivaine canadienne compose un livre sur la guerre, qui ne ressemble à aucun autre. Parce qu’il fait résonner, dans une construction virtuose, les silences de ceux qui reviennent et ne peuvent plus parler. Parce qu’il brosse par ses ellipses, les ombres des morts qui peuplent les esprits des survivants. Parce qu’il est possible, en 2024, d’écrire un grand roman sur 1914, et d’en faire, au fil des pages, une fresque sur plusieurs générations, tout en signant une œuvre passionnante sur le plan esthétique. Anne Michaels nous rappelle qu’un roman est un sujet, une forme, une voix.