L’autrice des Vilaines, Camila Sosa Villada, revient à la charge avec un second roman où se déploie l’univers insolite d’une transsexuelle résolue à fonder une famille.

Irréductible, attachante et percluse de meurtrissures que lui vaut sa condition de transsexuelle, la « comédienne » (nous ne connaîtrons ni son nom ni son prénom) triomphe sur scène dans La Voix humaine de Jean Cocteau. On l’avait pourtant dissuadée de monter cette pièce de théâtre. Rien ne lui paraît plus jouissif que de vivre à contre-courant et de prendre autrui à contre-pied. Son succès l’en récompense. Aussi décide-t-elle de fonder une famille sans renoncer pour autant à la drogue et à la drague dans un milieu où règnent le botox et les vacheries. Elle épouse un avocat (gay) et adopte avec lui un enfant séropositif. Contre toute espérance, leur union s’échafaude sur ces bases pour le moins branlantes, si l’on ose dire. Il est vrai que l’avocat se défoule, à ses heures perdues, dans les bras d’un éphèbe vénézuélien. Et que la comédienne continue de se prêter aux fantasmes de son metteur en scène. Telle est l’histoire de la domesticación que nous narre Camila Sosa Villada. Exalté, délirant, sans le moindre filtre, ce mélodrame perpétuel porte l’hystérie à son paroxysme, au point de la rendre jubilatoire : c’est l’univers de Tennessee Williams revu par Emir Kusturica en Argentine.

Le choix de ne nommer les personnages que par leur métier, leur orientation sexuelle ou leur lien de parenté est une gageure. Va pour la comédienne et l’avocat, qu’on repère sans peine, mais quand, de retour au village natal de la protagoniste en compagnie de l’enfant, le couple retrouve le père de la comédienne, son demi-frère (issu d’un second lit dont le père porte le deuil), la femme de ce dernier et leur fille (la cousine de l’adopté), et que s’en mêle la première épouse du père qui en pince pour son gendre, on s’y perd un peu et l’on devine que la traductrice a souffert (se peut-il que les rapports soient plus clairs en espagnol ?). Seule une chèvre porte un prénom, Jari, ainsi que ses chevreaux, Pinki et Dinki. Ce genre de détail est révélateur de l’humour caustique et décalé de Camila Sosa Villada. Il indique aussi un point de vue à partir duquel la vie conjugale et familiale nous apparaît comme un embrouillamini sans nom.

Entre deux épisodes de défonce pornographique d’une suprême crudité, les observations psychologiques de la romancière contrastent par leur élégante finesse : ainsi analyse-t-elle la théâtralité masculine et la manière dont les machos indexent leur pouvoir de fascination érotique sur la crainte qu’ils exercent. La sexualité du couple est si extravagante qu’elle relève du cirque, manière de désamorcer toutes les tensions, jalousies et rivalités qui se voient réduites à la fonction d’excitants au même titre que le viagra, les ragots et le tarot divinatoire. Le miracle, c’est que les sentiments se développent en marge et en dépit de cette formidable pagaille. L’important, comme le souligne la romancière, est de trouver le moyen de vivre en se faisant le moins de mal possible, « mais tout le monde n’avait pas envie de tolérer une telle dégénérescence »

Histoire d’une domestication de Camila Sosa Villada, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba, disponible aux éditions Métailié 224 p., 19 €