Tant par sa hauteur de vues que par son inspiration plastique, ce réquisitoire du pouvoir iranien en forme de tragédie est une des grands films de notre temps.  

Le figuier sauvage se fait aussi appeler caprifiguier ou encore arbre à caciques. Parmi ses spécificités, il est une qui excède toute puissance des hommes et nourrit leur soif inaltérable de pouvoir : il peut vivre jusqu’à 300 ans (et rendre toujours des fruits comestibles). Tourné en totale clandestinité, le cinéaste iranien met en scène la corruption, la faillite et la tragédie du pouvoir iranien, en place depuis la révolution de 1979, dans l’enceinte d’un foyer cossu, en quasi-huis-clos. Rasoulof mêle Shakespeare et Sophocle à la sécheresse judiciaire d’un Sidney Lumet entre quatre murs mais tout en faisant vibrer une note d’ironie morbide qui rappelle le Roi se meurt d’Ionesco. Magistrat, Iman est promu à la tête de la justice de son pays après des années de bons, loyaux et aveugles services. Pour obtenir ce poste qui le met à l’abri des exactions d’un pouvoir dont il est le garant, Iman est forcé à la prévarication en ordonnant l’exécution d’un condamné dont on n’a pu établir la culpabilité. Mais il le fait sous les yeux de ses filles repliées dans l’enceinte de leur bel et riche appartement, deux grandes adolescentes issues du mouvement « Femme, vie, liberté ». D’un côté, nous assistons à l’ouverture d’iris des deux anges qui auront baigné en enfance et donc en parfaite innocence dans les largesses offertes par le pouvoir paternel. De l’autre, nous assisterons comme dans une agora en chambre à leur joute quand il s’agira pour l’une et pour l’autre, d’accepter plus ou moins de bon cœur de regarder « en face » ce père qu’elle croyait prémuni de tous péchés. Iman est défié également par celle qui jusqu’à maintenant lui était demeurée fidèle et docile, en échange de richesses, de la sécurité et autres bienfaits dont le régime prive les femmes récalcitrantes. La révélation d’âme de Najmeh se produit au cours d’une scène admirable où l’épouse retire des balles de chevrotine du visage tuméfié d’une jeune manifestante. Rasoulof filme ce visage comme une icône en plan fixe sous une lumière argentée qui illumine cette chair détruite par la coercition. Ce plan qui n’a rien à envier à Dreyer agit aussi comme une épiphanie sur le spectateur. Dès lors, les femmes vont vouloir discuter avec le maître et devant son refus d’abdication, elles lui joueront un très mauvais tour, lui dérobant le revolver que lui a confié son ministère, véritable sceptre dont il n’a pas le droit de se défaire. Les perspectives réflexives sur le pouvoir s’étendent dès lors de façon vertigineuse jusqu’à l’ahurissant final qui verra le bourreau poursuivre ses proies, tel l’ogre des contes, dans un labyrinthe avant d’être renvoyé, avec une inspiration romantique bienvenue (soudain, l’ombre de Hugo plane), aux gouffres d’où aucune graine ne peut plus semer ! D’un geste sûr, avec la force de l’évidence et sans se soustraire à la réflexion, le cinéaste dissident a renvoyé aux ténèbres un pouvoir qui en 2023 a enregistré plus de 853 exécutions capitales. 

Les graines du figuier sauvage, Mohammad Rasoulof, Pyramide Distribution, en salle dès le 18 septembre