Un grand roman russe, familial et contemporain. Une tenace atmosphère d’étrangeté. Remarquable ! 

Certains romans présentent une curieuse propriété : toutes lumières éteintes, ils émettent une phosphorescence blême. Comme si, une fois épuisées les sempiternelles considérations de style, forme, construction, etc., quelque chose persistait, un halo radioactif, ou le duvet brillant, maladif, d’une moisissure. S’il est hasardeux de prétendre réduire ce phénomène à quelque loi concise et bien peignée, on peut en revanche sereinement le compter au nombre des symptômes de la littérature, au sens le plus haut et le plus exclusif du terme. 

Ainsi en va-t-il de ce Grand Jeu, qui s’avance sous les dehors littérairement rassurants d’une chronique familiale emboîtée façon matriochka dans la Russie de la seconde décennie du XXIe siècle. « Littérairement rassurants », car, politiquement, psychiquement, ils n’ont rien de bien engageants lesdits dehors. 

Voici Anna, femme de ménage et ex-instit, bien avancée sur la voie de la décrépitude physique, taillable et corvéable cruellement et à merci par une vieille mère qui ferait passer le potentat le plus capricieux pour un aimable démocrate ; voici Pavel, le fils d’Anna, combinaison de geek visionnaire et d’innocent tragique (vous savez, ces énièmes descendants d’une lignée corrompue par un péché dont le poids leur retombe dessus comme on se prend les doigts dans une porte) ; et, comme un bain amniotique d’amertume, enveloppant le trio de ses vagues tantôt violentes, tantôt bouffonnement absurdes, encombré à sa surface et en profondeur des épaves mentales et des déchets bien réels de l’ère soviétique, il y a la Russie au moment de l’invasion de la Crimée. 

Sous la lentille du microscope d’Elena Tchijova, chacun de suivre cahin-caha sa voie escarpée, tantôt sur le mode de la chrysalide (les pages où Anna, à tâtons, mal à l’aise et déterminée à la fois, tente de se couler dans les clichés de la féminité avec un grand F, montrent tout le parti que le roman peut, encore aujourd’hui, tirer d’un matériau relevant apparemment de la seule psycho-sociologie), tantôt sur celui de l’idée fixe, tel le jeu vidéo qui monopolise les facultés et les forces de Pavel, tantôt encore sur celui de la révélation du passé familial. 

« Bain amniotique », « microscope » : ces analogies un peu faciles, le lecteur les excusera – elles ne sont pas gratuites. Seul un arsenal scientifique pourrait donner une idée de l’espèce de pathologie, de désordre végétal et organique qui affecte le livre et le sort de la catégorie, certes pas infamante mais bien embouteillée, du roman-chronique. Une espèce de mousse cotonneuse, opaque et proliférante semble entourer les pages du roman, émoussant leur sens, donnant à la lecture une impression de rêve éveillé. Les métaphores, loin de n’être qu’un appoint ou un auxiliaire commode, semblent atteintes d’une tendance à la métastase. Quant au monde et aux événements, ils sont contaminés par les perceptions des uns et des autres. Le Grand Jeu est un roman génialement malade – seule façon sans doute de rendre compte d’un pays lui aussi malade. 

Elena Tchijova, Le Grand Jeu, traduit du russe par Marianne Gourg-Antuszewicz, aux éditions Noir sur Blanc, 320 p., 23,50 €