Rencontre avec le directeur de la Philharmonie de Paris, Olivier Mantei, qui nous dépeint l’avenir d’un lieu dévolu à la musique et aux publics, en leur ensemble. 

Comment définiriez-vous le rôle de la Philharmonie de Paris, et son ambition ? 

Nous appliquons à la Philharmonie de Paris un format unique au monde. Les Américains ont beaucoup développé le « concert hall », les Allemands, à l’image de la Philharmonie de Berlin, ont créé un lieu de concert autour de l’orchestre, mais notre modèle est à mon sens sans égal. La Philharmonie est un arbre à cinq branches : il y a les salles de concerts, le pôle éducation, département aussi important que le premier, le pôle des savoirs qui regroupe les éditions, avec de plus en plus de prises de parole, le musée national de la musique et bien sûr l’Orchestre de Paris et ses chœurs. Ces différentes branches se mettent au service de toutes les musiques, quelles que soient leurs origines ou leurs époques. Je crois qu’entre les différents orchestres, la musique ancienne, les artistes qui viennent du monde entier, les expos Metal, Hip-Hop, ou Musicanimales nous parvenons à cette transversalité qui trouvera encore plus de sens lorsque nous aurons aussi réussi à être un véritable lieu de vie. 

Qu’entendez-vous par cette idée de lieu de vie ? 

Un lieu où l’on aurait envie de venir avant, et de rester après. On a transformé les restaurants, créé des évènements accessibles gratuitement, qui permettent un autre parcours dans ce bâtiment par lequel on ne sait jamais par où entrer.  Autant avoir une bonne raison de s’y perdre ! C’est-à-dire, au détour d’un espace, découvrir quelque chose : un café littéraire, une rencontre artistique. Le lieu de vie, à l’ère du numérique, est une forme de rematérialisation : on parle, on débat, on lit. Dans le même esprit, nous avons créé une radio, La Balise, qui raconte la musique avec d’autres voix. La Philharmonie, au-delà de ses fonctions premières qui sont l’exigence et la création, joue un rôle politique et citoyen, qui améliore une situation sociale existante. 

Jusqu’à quel point la Philharmonie peut-elle jouer ce rôle social ? 

Nous constatons ces deux dernières années une augmentation de 58% des moins de 28 ans, c’est une révolution ! On fête cette année les 30 ans de la Cité de la musique ; il y a toute une génération qui a grandi et s’est formée ici. A l’image de ces jeunes, ce sont de nouveaux publics qui arrivent à la musique par la Porte de Pantin, et qui modifient les salles. On a par exemple remarqué depuis quelques années que le public applaudit entre les mouvements…

Un scandale pour les puristes…

Non, une simple question de codes, parce que ça ne gâche pas l’écoute. On applaudit entre les mouvements, parce qu’on a envie de manifester son émotion, tout simplement. Il se passe quelque chose dans le rapport que la jeunesse en particulier entretient avec la musique, notamment avec les orchestres, de profondément réjouissant. 

L’Orchestre de Paris, notamment par la jeunesse de son chef, Klaus Mäkelä, attire un nouveau public…Comment expliquer ce succès ? 

La figure de Klaus Mäkelä n’y est évidemment pas pour rien, mais il y a d’autres raisons : l’orchestre est de plus en plus attractif pour les musiciens, et c’est aussi, je le crois, la conséquence de la fusion de l’orchestre avec la Philharmonie, l’un tirant l’autre vers le haut et réciproquement. 

L’Orchestre de Paris participe à des projets d’envergure, comme Résurrection mis en scène il y a deux ans à Aix par Romeo Castellucci, et que vous reprenez dans cette nouvelle saison…

Résurrection illustre la transversalité de la Philharmonie, en mettant la musique live au cœur du dispositif, et en faisant évoluer d’autres formes d’expression autour. Ce n’est pas l’idée d’un compromis théâtral, nous créons des spectacles pour une salle de concert. Si on fait une comédie musicale, ce sera face à l’orchestre, et sans décor par exemple, comme le prochain Gipsy

Dans la veine de Transfiguré. 12 vies de Schönberg de Bertrand Bonello en janvier dernier, qui a permis à beaucoup de gens une approche inédite de l’œuvre du compositeur dodécaphonique ? 

Oui, ce furent trois soirées monographiques autour de Schönberg quasi-pleines ! Cette transversalité permet aussi de faire venir un public qui ne vient pas en premier lieu pour la musique, mais qui découvre un programme musical sans concession. 

Même chose avec le cycle Licht, de Stockhausen , dont vous poursuivez au fil des saisons la recréation française …

Le premier de ces opéras a été créé à l’Opéra Comique alors que j’en étais le directeur, et aujourd’hui, j’assiste ici à la fin du cycle. Plus on avance, plus les difficultés sont grandes : le dernier sera le plus lourd à monter (en 2026-2027), nous devons faire appel à des coproductions internationales, mais on va y arriver. Et on aura filmé l’intégrale. Chaque soirée a été un évènement. Un rendez-vous intergénérationnel, qui a fait venir un public du monde entier. 

Vous l’avez dit, on célèbre cette année les 30 ans de la Cité de la Musique, et les 10 ans de la Philharmonie, quel regard portez-vous sur l’histoire de ces lieux ? 

Quand la Cité a été érigée avenue Jean Jaurès, elle portait en soi un projet élitiste. L’architecture même le raconte, puisqu’est construit un long mur entre la cité et l’avenue ; comme si on se protégeait de l’extérieur. Le lieu est magnifique, mais on sent que le programme ne porte pas en lui l’idée de démocratisation. Comme si celle-ci pouvait nuire à l’intégrité de la démarche artistique. La grande réussite de la Cité de la musique, étendue à la Philharmonie,  fut ensuite de comprendre qu’être populaire n’enlevait rien au caractère pointu et exigeant d’une programmation. Mbappé est venu l’année dernière pour lancer un programme autour d’une œuvre, ce qui n’empêche pas de célébrer Boulez. On a joué au Rugby en musique, tout en faisant faire venir les plus grands orchestres européens. Et lorsque l’on fait une exposition sur le Metal,  on y met la même ambition artistique. 

Depuis le début du mois de juillet, nous traversons une période d’incertitude politique qui génère dans la société, et le monde de la culture, une profonde inquiétude pour l’avenir. Dans votre présentation de saison, vous parlez de lutte contre le « sectarisme et l’appauvrissement culturel ». Partagez-vous l’inquiétude collective ? 

Bien sûr. Je suis inquiet des radicalismes, et de la désinhibition de la pensée extrême. Nous sommes aussi inquiets de l’ingérence des décideurs, et parfois d’un public sur certains choix artistiques : pas chez nous, mais on l’a vu ailleurs. Mais il faut passer le moins de temps possible à s’inquiéter, le plus de temps possible à agir. Il faut défendre ce que l’on fait, mobiliser, transmettre. Nous avons ici des équipes incroyables, par leur compétence, et leur engagement. Sur le plan financier, nous discutons avec l’État et la Ville. La subvention a augmenté de 1 % depuis 2019 alors que l’inflation a bondi de 18%. Le mécénat a heureusement doublé, nous dépassons les 90% de taux de remplissage moyen, les autres ressources propres progressent, mais les économies que nous réalisons ne suffiront pas.

Que peut la Philharmonie dans des temps comme les nôtres ? 

C’est la cité ouverte dans la cité. Au sens platonicien : la musique soutient la République. Même si Platon n’aimait pas les dissonances, et nous les adorons ! Nous voyons dans la musique et dans les arts un levier vers l’émancipation sociale et nous l’accompagnons avec notre savoir-faire et nos convictions esthétiques. Nous œuvrons à construire des ponts et non des murs.