Une mirifique exposition de la Fondation Vincent Van Gogh explore la passion des artistes pour les étoiles, autour de La Nuit Étoilée, chef-d’œuvre absolu du peintre hollandais.
En septembre 1888, Vincent Van Gogh regarde la profondeur de la nuit arlésienne. Puis il se met à la peindre ainsi qu’il l’écrira dans une lettre à sa sœur : « Lorsque tu y feras attention, tu verras que certaines étoiles sont citronnées, d’autres ont des feux roses, verts, bleus, myosotis. Et sans insister davantage, il est évident que pour peindre un ciel étoilé il ne suffit point du tout de mettre des points blancs sur du noir bleu ». Son ciel cobalt constellé de la Grande Ourse se reflète dans le Rhône, exacerbé par les traînées scintillantes de l’éclairage des premiers réverbères. L’artiste capte cet horizon nouveau et fascinant qui résume à lui seul le dialogue entre les mystères nocturnes du passé et les fantasmes cosmiques de l’avenir. La nuit et les étoiles sont devenues, au cœur du XIXe siècle, des sujets de passions scientifiques, philosophiques et littéraires alors que les premières observations au télescope permettent d’admirer la Voie Lactée et le manteau bleuté de Neptune. « À l’époque de Van Gogh, il y a plusieurs types de romantismes. Celui, talismanique et rêveur, du poète Novalis, ou celui lié à l’idée de sublime et de mysticisme, que l’on trouve chez les artistes anglais », explique Jean de Loisy, co-commissaire de l’exposition avec Bice Curiger, directrice de la Fondation. Devant nous, La Nuit de l’artiste roumain Victor Brauner montre un personnage couché, l’œil grand ouvert sous la voûte céleste, digne héritier de Novalis qui comparait les étoiles aux « yeux que la nuit a ouverts en nous ».
Dès la première salle, le ton est donné. Nous entrons par les ténèbres pour progressivement se mettre en quête du voyage lumineux vers les étoiles. Si celui-ci couvre un vaste arc temporel courant de 1830 à aujourd’hui, émaillé de 76 artistes, le parti pris n’est pas chronologique, et c’est tant mieux. Il nous suffit de suivre le fil de l’émotion et des correspondances artistiques, à la manière d’une « fable montrant ce qu’était la culture visuelle du temps de Van Gogh mais aussi comment son œuvre a inspiré jusqu’aux artistes contemporains » poursuit le commissaire. Ainsi, une tête en bronze tourmentée de Bourdelle, allégorie de la nuit, côtoie un traité scientifico-hermétique du XVIIe siècle, signé du médecin et alchimiste Robert Fludd, dans lequel une énigmatique gravure, entièrement noire, représente l’épaisseur des ténèbres. Un monochrome avant l’heure ! En face, une encre sur papier de Victor Hugo de la taille d’un timbre-poste fait écho au coffret en marbre du jeune artiste libanais Charbel-Joseph H. Boutros (né en 1981) qui enferme la nuit, trésor capturé par l’artiste lors d’une promenade en forêt… Quelques pas plus loin, les visions symbolistes du grand peintre lituanien Čiurlionis entrent en résonance avec celle d’Odilon Redon et du jeune artiste Djabril Boukhenaïssi (ce dernier est également exposé à la fondation Lee Ufan, autre lieu arlésien, dans le cadre du Art & Environment Prize, décerné par Lee Ufan Arles et la Maison Guerlain, dont il est le premier lauréat). Ses huiles, mélangées à du pastel, jouent subtilement des apparitions et des disparitions et semblent représenter des moments changeant de clairs de lune, d’aubes incertaines et de crépuscules nitescents.
La nuit nous étreint, traversée par des émois poétiques et des poussières d’étoiles. Nous explorons le firmament, celui que le poète contemple pour trouver l’inspiration, celui que des peintres passionnés par les avancées scientifiques sur le cosmos tentent de représenter, à l’instar de l’Anglais George Frederic Watts, grand ami de l’astronome John Herschel, dont la tourbillonnante nébuleuse gazeuse prend les airs d’une pure abstraction colorée à moins que ce ne soit le bouffant d’une robe de femme. On vacille entre les représentations poétiques de l’espace et les premières tentatives de représentation de l’univers, favorisées par le développement de la photographie et l’accélération des découvertes dont l’Astronomie populaire de Camille Flammarion, publiée en 1880, suivie des Étoiles et les Curiosités du ciel, se font les passeurs privilégiés.
Prêtée exceptionnellement par le musée d’Orsay dans le cadre de la manifestation nationale des 150 ans de l’impressionnisme, La Nuit Etoilée de Van Gogh véhicule cette passion pour la connaissance du cosmos, tout en préservant un rapport ténu à l’échelle humaine : au premier plan, un couple, de dos, semble observer le monde en train de basculer dans la modernité. « Il réussit à élever la réalité vers le symbole dans un réalisme extatique » abonde Bice Curiger alors que nous observons Champ de blé avec soleil levant, un de ses croquis placé à côté de deux tableaux d’Adolphe Monticelli, peintre provençal qu’il admirait par-dessus tout. « Van Gogh rêvait de rencontrer Monticelli et d’accrocher ses œuvres aux côtés des siennes ». Il y a bien, dans son champ de blé, la fougue de la terre abritant le monde paysan qui résiste alors que l’aube naissante annonce sa progressive disparition due à l’émergence de l’urbanité industrielle. Les paysages peints par Corot et Millet, dans une sacralisation de la paysannerie, évoquent également cette dualité. Le ciel est ici présage.
Puis nous quittons les spéculations et l’imaginaire du sublime pour entrer dans la matérialité physique des volutes cosmos, envisagée comme un grand terrain d’expérimentation picturale. L’exposition montre avec brio combien l’art fut le réceptacle de ces comètes insondables et combien lui-même en fut changé, tant l’univers et sa dimension infinie furent, pour les artistes, un sujet formel en soi, argument nouveau pour casser les codes et oser les premiers désirs d’abstraction.
Ainsi, autour de la Nuit Étoilée, gravitent la cosmologie fantastique de Wenzel Hablik, une des grandes figures de l’avant-garde expressionniste allemande, qui semble sortie d’un livre de Jules Verne, les pastels d’Etienne Trouvelot décrivant avec une haute précision les phénomènes cosmiques et les lumières stellaires sur commande de l’Observatoires de l’Université de Harvard et de celui de Meudon (il en fera plus de 7000 largement diffusés à la fin du XIXe siècle), les fantaisies chromatiques d’Augusto Giacometti, jouant de la confusion entre univers floral et étoilé ou encore les abstractions géométriques de Kupka qui embrassent la thèse de la fécondité de l’univers. Chaque plante sur la terre ne correspond-elle pas à une étoile dans le ciel ? C’était une des croyances de l’époque, que rappelle, en contrepoint contemporain, l’herbier monumental d’Anselm Kiefer, artiste passionné par Van Gogh depuis qu’il a obtenu, à 20 ans, une bourse pour partir sur les traces arlésiennes du peintre. De la même manière, les œuvres de Dove Allouche, plus d’un siècle après les dessins de Trouvelot, cherchent à reproduire les éruptions solaires observées à Meudon. L’histoire de l’art ici se répond.
Particulièrement riche en œuvres remarquables et se distinguant par une sélection d’œuvres peu connues que l’on a plaisir à découvrir, l’exposition éclaire aussi l’arrivée de l’abstraction à travers l’intérêt de Malevitch, Kupka et Kandinsky pour l’astronomie, avant de glisser vers le spatialisme de Lucio Fontana et les profondeurs colorées d’Yves Klein. À mi-parcours, une petite pièce lambrissée fait revivre le cabinet scientifique de Camille Flammarion (actuellement dans un état désaffecté à Juvisy). A l’intérieur, grâce à l’esprit sagace de Jean-Michel Alberola, le fantôme de l’astronome américaine Henrietta Swan Leawitt réapparaît. « Son travail sur la luminosité des étoiles permit de mesurer la distance à laquelle se trouvent les galaxies, et ouvrit ainsi la voie à l’astrophysicien Edwin Hubble, qui put démontrer l’expansion de l’univers… » écrit Jean de Loisy dans le catalogue. La suite de l’exposition nous embarque vers diverses interprétations poético-spirituelles de l’univers, envisagées comme un chemin vers l’âme dans les œuvres talismaniques des contemporains Gaëlle Choisne et Thomas Houseago tandis qu’arrivent les utopies architecturales des mondes habitables et futuristes sur Mars ou sur la Lune. La question de la métamorphose organique s’invite aussi, que ce soit dans la transparence des impeccables bulles de verre d’Anish Kapour ou dans les cellules en évolution de la Japonaise Makiko Mori, allégorie du miracle de la vie. « Les artistes et les astronautes ont tant rêvé de ces ciels étoilés ! Arthur C. Clarke dans le roman dont est issu le film de Stanley Kubrick 2001 : l’odyssée de l’espace (1968) avait choisi de faire aboutir le voyage de son héros dans une curieuse chambre dont l’un des murs était orné d’une œuvre de Vincent – c’est dire l’importance de l’artiste dans la définition de notre imaginaire céleste commun » s’enthousiasme Jean de Loisy. Le parcours se termine avec le portrait sculpté de Van Gogh par l’artiste contemporain Jean-Marie Appriou, réalisé spécialement pour l’exposition. Le peintre y apparaît sous l’aspect d’un étonnant cosmonaute, défricheur de sa terre picturale, la tête immergée dans un globe de verre qui semble constellé d’étoiles, étrangement semblables à des éclats de peinture. C’est une des œuvres les plus frappantes avec la grande peinture d’Helen Frankenthaler d’où surgissent des vapeurs de nuages qui semblent envahir une ville. Poésie cosmique et fulgurante devant laquelle on peut rêver des heures. On est peut-être ici « entre deux infinis, l’Océan et le Ciel » comme l’écrit Hugo à son ami Camille Flammarion. Et d’ajouter : « Oui, creusons l’infini, c’est le véritable emploi des ailes de l’âme ».
Van Gogh et les étoiles, jusqu’au 8 septembre. Fondation Vincent Gogh à Arles