D’une promesse de livre faite à l’homme de sa vie, ce père aimé malgré toutes ses vicissitudes et calamités, l’écrivain dresse le portrait sans concession d’un homme confronté au miroir cruel des mots : lui-même.
C’est un homme de bonne famille, comme on dit encore dans les familles d’extraction chanceuse. Son grand-père maternel n’était-il pas Gaston Gallimard, le fondateur des éditions éponymes que Céline avait aimablement surnommé « la formidable limace » dans ses bons jours et « le merlan frit lubrique » dans ses moins bons ? Du côté paternel, Thibault de Montaigu descend d’une lignée d’hommes de guerre et de diplomates. L’un de ses ancêtres, ambassadeur à Venise, eut un certain Jean-Jacques Rousseau comme secrétaire qu’il lourda au bout d’un an pour insolences répétées. Comme Jean-Jacques, Thibault possède le goût de l’introspection poussé parfois à son extrême, ainsi que nous avons pu le lire, côté face, dans Voyage autour de mon sexe, où la masturbation, la sienne et celle des autres, est considérée comme l’un des beaux-arts, et côté pile, La grâce, où la religion (catholique) est vue comme une planche de salut pour l’écrivain retrouvant la foi dans un monastère à l’image de Paul Claudel à Notre-Dame. Tandis que passe et repasse, intrigant et touchant, le souvenir spectral de feu l’oncle débauché, lui aussi touché par l’ineffable mystère divin. La grâce, qui pouvait être lue comme l’adhésion à l’un des vœux les plus anciens de la littérature, aboutir au silence, « écrire sans déranger le silence » disait Blanchot, me valut un joli moment clandestin en plein confinement covidesque dans un de ces hôtels bohèmes estampillés « mythiques ». On remit le Prix de Flore au gracieux Montaigu puis la troupe de conspirateurs aux airs de résistants zazous bravant un couvre-feu de 1942 fut conviée dans l’une des chambres où deux filles nues effectuaient un 69 d’anthologie pour leur plaisir et le nôtre. La grâce empruntait décidément plusieurs chemins.
Avec Cœur, Thibault de Montaigu revient sur sa famille et plus précisément sur son père qu’il décrit, sans filtre, en fin de course, dans sa petite chambre miteuse, lui l’ancien flambeur-séducteur-fortuné jadis couvert de femmes, réussissant sa vie à coups d’idées mirifiques et la ratant tout autant à coups de plans foireux. Le père grabataire, hagard, perdant la vue, qui ne fut sûrement pas le père repère idéal – mais existe-t-il ? – confie une mission à son fils : enquêter sur son aïeul Louis, capitaine de Hussards déchiqueté en 1914 dans une anachronique et déroutante charge de cavalerie. Une mort héroïque au parfum de suicide mais pour quelles raisons ? Louis de Montaigu est le cadavre dans le placard, au propre et au figuré, d’une famille macérant depuis trop longtemps dans ses misérables tas de secrets. En remontant dans ce beau et prenant récit-enquête le fil de l’histoire de Louis, son fébrile descendant éclaire les parois d’une grotte dynastique à l’aspect de tombeau renfermant bien des désastres. Pourtant Montaigu en fait, à rebours de ce qu’il pouvait attendre de son entreprise, un mausolée familial, comme si la révélation des choses plus ou moins moches, plus ou moins tordues, renfermait quelque chose de beau et de précieux : la marque de sa propre existence, lui l’homme de peu d’estime de soi, jusque dans la représentation physique qu’il livre de lui-même. Montaigu cherche dans les mots le rébus d’une existence moins glorieuse qu’il ne le souhaiterait. Au bout du chemin, ce chemin du cœur, apparaît cependant la preuve qu’il est vivant, comme un poinçon enfoncé dans la chair. « Les morts peuvent retourner dormir en paix. Une nouvelle vie commence ».
Cœur, de Thibault de Montaigu, éditions Albin Michel, 328 p., 21,90€