Michel Winock signe un nouvel essai, Pompes funèbres, où il dresse une vingtaine de portraits d’écrivains, d’hommes et femmes politiques, à partir de leurs funérailles. Réjouissant. 

Le grand historien Michel Winock, qui a beaucoup écrit déjà sur cette période couvrant les années 1871-1914, fait entrer son lecteur dans son panthéon personnel. Cette période qui correspond à la fondation et l’enracinement de cette longue République, est comme il l’écrit dans sa préface passionnante, car la démocratie se met en place, le socialisme, le nationalisme, le féminisme aussi, et connaît « les heures glorieuses des arts et des lettres ». Bref « un âge d’or », que Winock a décidé d’incarner à travers des figures tels Victor Hugo, Ernest Renan, en passant par Gambetta, Thiers et Ferry, Jean Jaurés ou Charles Péguy, mais aussi à travers des figures plus périphériques comme Henri Rochefort ou Louis Rossel. L’original du livre est son axe d’approche, puisque l’historien aborde ces personnages à travers leurs obséques. Oraisons, cortèges, nécrologies, en disent long sur eux. Et comme il l’écrit, à l’époque les nécrologies peuvent être très violentes ! Pourquoi ces portraits ? « Car ces morts vivent en moi, même si je ne veux pas me laisser prendre au mirage du passé. Dans le temps désencré que nous vivons, j’ai plaisir à faire revivre des êtres de passion, des êtres de raison, des héros et parfois des pitres. » 

Renan ? Mort le 2 octobre 1892. « Ils furent un certain nombre à cracher sur sa tombe ». Son essai La vie de Jésus avait défrayé la chronique, provoquait un immense scandale chez les catholiques. Comment avait-il pu cet ancien séminariste, étudié Jésus dépouillé de sa nature divine ? La croix se déchaîne à sa mort : « lettré sans morale et sans foi », « jouisseur cynique », « homme répugnant » « envoyé du démon ». Barbey d’Aurevilly se déchaîne, villipendant, lui, sa modération. Il souhaitait « l’impiété nette et carrée, l’hostilité intrépide, l’audace superbe, l’antéchrist. (…) L’antéchrist, lui ! Non ! Pas même pour rire, car il est fade et ennuyeux ! » 

Jules Ferry ? Un des hommes du passé, aujourd’hui, les plus admirés ; à l’époque, un des hommes les plus détestés. Si détesté, qu’un jour, au Palais Bourbon, un petit homme lui tira trois balles de revolver proche du coeur, dont il finira par mourir. La droite catholique s’était réjouie de sa mort, car il était pour elle l’homme qui fonda « l’école sans dieu ». L’extrême gauche n’est pas en reste, qui ne cessait de le fustiger comme ennemi de classe. Winock récusant tout anachronisme, ne l’accuse pas pour son colonialisme, qui était l’air du temps. En revanche, l’historien de gauche lui reproche son manque d’intérêt pour la question sociale. À rebours de Clémenceau qui proposait l’impôt sur le revenu, la réduction de la durée légale du travail, l’interdiction du travail des mineurs de moins de 14 ans, Ferry ne propose rien. 

Le marquis rouge Henri de Rochefort-Luçay ? Personnage haut en couleur, « histrion », roi de l’invective, plumitif responsable d’une centaine d’articles politiques très virulents, diffamatoires, injurieux, dans L’intransigeant, il représente « un rouge brun ». D’abord de l’ultra gauche, communard, il avait fini à l’extrême de la droite et antisémite. À son enterrement, il y avait des blanquistes, des boulangistes, la Ligue des Patriotes, des nationalistes comme Barrés. L’ennemi numéro 1 pour lui est la modération, d’où sa détestation pour les Opportunistes comme Ferry et Gambetta. Un article de l’époque le caractérise parfaitement : « Chaque fois que j’ai vu Rochefort (…) je l’ai toujours trouvé excédé par un formidable ennui qu’il essayait de chasser avec une frénésie trahissant un état de perpétuelle anxiété et des troubles stomacaux très violents. Il s’adonnait au plaisir, sous toutes ses formes, recherchant l’émotion, coûte que coûte. (…)  Il n’a jamais eu de principes, ni même d’opinions politiques ; des attitudes plutôt, et des instincts. » Son seul credo ? Être un opposant. 

Les autres portraits sont du même ordre, de haute tenue, anecdotiques, contextualisés, tous représentants une pièce du puzzle d’un régime peu à peu démocratique et en pleine effervescence. 

Michel Winock, Pompes Funèbres, les morts illustres, 1871-1914, Perrin, 344p., 22,50€