Intelligence étincelante d’un auteur, portrait magistral de la conscience d’un personnage : le nouveau Pablo Casacuberta est un très grand roman. 

S’il est un domaine où le raté n’échoue pas, c’est bien la littérature, grande pourvoyeuse devant l’Eternel d’inoubliables rôles pour le menu fretin des médiocres. Et, désormais, aux côtés du zéro walsérien, de la réticence melvilienne, de l’indigence beckettienne et de l’apathie d’Oblomov, il faudra faire une place d’honneur au David Badenbauer de Pablo Casacuberta. 

Mais un honneur à la mesure de ce personnage de scientifique sans génie, déconsidéré par ses pairs, dépourvu de l’envergure des demi-dieux de l’épopée de la connaissance. Un honneur qui n’a donc rien à voir avec les parchemins prestigieux de la recherche, puisque David œuvre sans grand fruit dans une branche aussi fascinante qu’elle est peu lucrative – aussi métaphysiquement vertigineuse qu’elle est susceptible d’alimenter les plus embrumées sagesses de bistrot : les synapses, les neurones, l’appareil neurologique complexe et délicat par quoi l’homme s’abouche au monde, le perçoit, s’y coule où s’y heurte. Oui, un honneur à la mesure d’un personnage équivoque, bourrelé d’angoisses, doté, ou plutôt affligé, d’une lucidité à retardement. Et doté aussi, ou plutôt, encore, affligé d’un beau-père qui, de récente et lointaine mémoire, est un des portraits les plus joyeusement corrosifs de fat verbeux qu’on ait rencontrés en littérature. Un psychanalyste bouffi de suffisance, dont le sport favori consiste, quand il ne marie pas Freud et le Talmud, à soumettre son gendre à une humiliation aussi méthodique qu’une campagne militaire. Ce qui accroît d’autant l’aura (mais existe-t-il des auras brillant d’une lumière négative ? Des auras lançant des reflets gris ?) de nullité et de faillite qui enveloppe David. 

Est-il besoin de préciser que de pareilles prémisses, en vertu de l’inexorable loi de la thermodynamique de la déveine et de la mouise, ne peuvent aboutir qu’à une déconfiture retentissante ? Le couple qu’il forme avec Deborah se fissure pour voler en éclats douloureux ; l’espèce de solipsisme, de réclusion psychologique et sociale, où David se complaît fait de son fils Aarо́n un étranger ; le livre qu’il écrit, outre qu’il compromet la vulgarisation scientifique avec le développement personnel, n’est qu’une façon de plus pour son beau-père de marquer son territoire… Et voici notre homme réduit à vivre dans un entrepôt et à jouer les ghost writers pour l’ultime ouvrage d’une défunte reine du développement personnel… 

L’irrésistible vigueur comique, les accents émouvants, l’acuité tranchante de la peinture des caractères, le mélange d’attraction et de répulsion que suscite David suffiraient à justifier le choix de celui-ci. Mais il est en premier lieu un personnage-synapse – un formidable point de jonction. Entre la réalité et les versions illusoires qu’on s’en fait ; entre le moi replié et les autres ; entre les sciences « dures » et le développement personnel ; entre athéisme et judaïsme… Et sans doute fallait-il, pour que le roman se situât à tant d’intersections cruciales, un personnage médiocre – littéralement « au milieu ». 

Pablo Casacuberta, Une vie pleine de sens, traduit de l’espagnol (Uruguay) par François Gaudry, Métailié, 336 p., 22€