Le génial Jules Olitski et sa peinture robuste, infiniment suggestive, sont chez Templon. On s’y précipite !
De Jules Olitski (1922-2007), de sa place dans la formulation et les orientations des débats théoriques intéressant l’essence et la substance de la peinture contemporaine, de l’empreinte que le peintre a laissée sur la conception de la surface et l’importance accordée à la matière – bref, de Jules Olitski et de la contribution de son œuvre au bruissement des concepts et au tambourinement des convictions esthétiques, d’autres ont dit et diront tout ce qu’il y a à en dire. L’auteur de ces lignes, plus modestement, se propose un exercice moins ambitieux. Et se contente, campé devant ces toiles des années 90, de regarder et, simultanément, d’enregistrer les pensées, images qui montent en lui, comment semble monter la couleur.
Car celle-ci, mue, manipulée, modelée, au moyen d’un instrument inattendu – la moufle – dessine de souples sillons, de sinueuses et vigoureuses crêtes, et ce sont moins des crevasses qui racleraient l’étendue pigmentée qu’une aspiration à quelque chose comme une orogenèse de la peinture. Oui, ça monte – voluptueusement, onctueusement. Et voici qu’à la surface de la conscience du spectateur, là où les strates enfouies de phrases et de lectures émergent parfois sans crier gare, ces mots affleurent : « La nature n’est pas en surface. Elle est en profondeur. Les couleurs sont l’expression, à cette surface, de cette profondeur. Elles montent des racines du monde. » Cézanne (puisque c’est de lui qu’il s’agit) valant en matière de peinture toutes les boussoles, ruminons un peu cette remarque.
Point de visage à la Eugène Leroy chez Olitski, mais les formes n’en sont pas moins aussi familières que les contours d’une joue ou le linteau d’un front. Comprimées, curvilignes, elles sont tassées comme le ressort en instance de détente ou les méandres d’un boyau fourré dans son sac de chair. Aussi, irrésistibles sont les suggestions qui à leur tour montent : mouvement, rapidité, organes animaux. Quelque chose comme les constituants primordiaux de la vie – la « profondeur » de la nature, ses « racines », pour parler comme Cézanne ?
Mais ne nous laissons pas (trop) prendre au beau leurre des évocations, clignons des yeux, dissipons « profondeur » et « racines » et regardons à nouveau. Ici, un saupoudrage de criblures noires, comme un voile moucheté attendant qu’on le soulève ; là, veinant, imbibant une pâte d’or, un très beau violet ; ailleurs, des copeaux arrachés à la lumière de l’été luttant contre l’enténèbrement ; plus loin encore, ce bleu, bu dans les mauves et les blancs, ressurgissant plus loin ; et qu’est-ce qui chauffe tant, à blanc, pour que des zones prennent teinte de suie, de charbon ? La couleur, chez Olitski, n’est pas figée : elle est fluente, mouvante. Ce qui monte à l’horizon de la toile, c’est une nouvelle teinte, une nouvelle nuance, l’aboutissement possible du mouvement chromatique auquel on assiste – « comme si au loin, quelqu’un était apparu et approchait radieux, précédé par la nouvelle, par le pressentiment et des signaux lumineux » (Bruno Schulz).
Jules Olitski – The Mitt Pantings 1988-1993, du 14 septembre au 19 octobre à la Galerie Daniel Templon