Dans Maître obscur, sa première création en français, le dramaturge japonais Kurō Tanino interroge les possibilités fascinantes ou inquiétantes de l’intelligence artificielle.

Quatre personnages se retrouvent dans un appartement pour y cohabiter un certain temps. Ils ne se connaissent pas et vont, par conséquent, devoir s’habituer les uns aux autres. L’idée imaginée par le dramaturge et metteur en scène Kurō Tanino évoque à la fois une émission de téléréalité type Loft ou la pièce Huis Clos de Jean-Paul Sartre ; mais la comparaison s’arrête là car l’expérience que vivent les protagonistes de Maître obscur est d’un autre ordre. Les trois femmes et l’homme réunis plus ou moins contre leur gré sont des marginaux, peut-être pour certains des criminels. Surplombant la scène un écran offre des vues de l’appartement, le salon, la chambre à coucher, la cuisine, comme si les personnages étaient surveillés à leur insu. Sans vraiment le savoir, ils sont pris en main par une intelligence artificielle

qui ne se contente pas de les observer mais oriente leurs actions comme si elle pénétrait à l’intérieur de leurs cerveaux.

Il y a quelques années Kurō Tanino avait déjà présenté au théâtre de Gennevilliers The Dark Master, un spectacle où un homme était dominé par un maître invisible qui lui donnait des ordres. Dans Maître obscur, la question de la domination et de la soumission est de nouveau abordée, mais cette fois sous un angle différent. Créée en français, cette pièce met en situation des personnages – interprétés par Stéphanie Béghain, Lorry Hardel, Mathilde Invernon, Jean-Luc Verna et Gaëtan Vourc’h – dans le contexte d’une « cure » visant à les aider à se sentir mieux et à réintégrer la société. Que cette cure soit administrée par une intelligence artificielle apparaît bien sûr hautement problématique, même si Kurō Tanino se garde de trancher la question de savoir si les effets sur ses héros sont bénéfiques ou au contraire aliénants. Car non seulement cette IA ne manifeste aucune agressivité, mais elle semble même plutôt bienveillante.

De là à penser que le dramaturge est un doux rêveur, il y a un pas qu’il faut se garder de franchir. Interrogé sur le fait de savoir si l’on a affaire à une utopie ou une dystopie, il répond : « La pièce pose précisément cette question. Est-ce qu’une telle IA un peu humaine, empathique, très évoluée pourrait être présente dans nos sociétés ? Tolérante, généreuse, elle pourrait petit à petit pénétrer les consciences sans que nous nous en rendions compte. Peut-être même

existe-t-elle déjà et elle est un moyen de contrôle. Un peu comme un dominateur qui appâte avec des friandises dont ceux qui les goûtent ignorent les effets à long terme. Dans la pièce, je ne porte pas de jugement de valeur. Est-ce bien ? Est-ce mal ? Je ne tranche pas ».

D’une manière générale Kurō Tanino préfère dans ses spectacles maintenir une certaine ambiguïté plutôt que d’analyser situations et personnages. Il y a dans son théâtre une qualité singulière qui consiste à installer une forme de flottement où les situations se développent presque imperceptiblement à la manière dont on se familiarise peu à peu avec un paysage et ses infimes variations. Il s’agit de ne jamais forcer le trait, ni d’affirmer, mais de laisser être. Une approche d’autant plus intéressante qu’avant de se lancer dans le théâtre, il a longtemps exercé comme psychiatre. Kurō Tanino : « En tant que médecin, je me posais beaucoup de questions sur la valeur des soins que nous apportions aux patients. Qu’est-ce que ça voulait dire de soigner des personnes qui ont des troubles mentaux. Depuis que je suis étudiant, je m’intéresse au théâtre que je pratiquais en amateur. Avec la catastrophe nucléaire de Fukushima en mars 2011, je me suis dit : la vie est courte, je dois me consacrer à ce qui compte le plus pour moi, c’est-à-dire le théâtre. C’était un moment difficile de bascule, de remise en question. Aujourd’hui je suis heureux d’avoir franchi le pas. »

Traduction du japonais Miyako Slocombe

Maître obscur, de et par Kurō Tanino, du 19 septembre au 7 octobre au Théâtre de Gennevilliers. Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.