Haute exigence intellectuelle, vif sentiment de l’Histoire et du rôle de la fiction, composition magistrale : le dernier Jean-Noël Orengo, dont les lecteurs de Transfuge connaissent bien la plume, est un des sommets de cette rentrée.


Poignard à glisser dans sa poche pour Epictète, ou hache fameuse destinée à fendre une non moins fameuse mer gelée : la littérature, on le sait, est une arme. Et Albert Speer – architecte de Hitler promu ministre de l’Armement du « guide », sorti de Nuremberg paré d’une aura de noble coupable, entre contrition et oblation – la maniait en maître. Une arme non dénuée d’analogie avec ces machines meurtrières délirantes qu’avaient pu élucubrer certains nazis. Car la littérature, dans les mains de Speer le mémorialiste, a quelque chose de magique – voire de métaphysique. Au cœur du Troisième Reich, best-seller de la fin des sixties n’est que superficiellement, fallacieusement (mais Speer l’architecte du Führer fut un maître du décorum – un magicien de l’apparence) le témoignage d’un acteur-de-l’Histoire (marque déposée, que Jean-Noël Orengo rend plus suspecte que jamais). C’est, redisons-le, une arme littéraire, chargée à bloc de fiction, conçue, redisons-le aussi, pour un combat magique, métaphysique. 

Orengo s’est, dans une première partie, infiltré tel un ghost in the machine dans les rouages des armes-souvenirs de Speer. Qu’il paraphrase ici, court-circuite avec la vérité là. Au point que le lecteur doit, justement, sans cesse refaire le point. Démonter à son tour le mécanisme pour tenter de savoir s’il y a sur la page, qui se dérobe comme un sol mouvant, fiction, réalité historique ou hybridation. Un à un, les engrenages de la carrière de Speer se mettent à tourner. Projets, productions et positions architecturales, de la gigantesque, inhumaine et minérale scénographie du congrès du NSDAP à Nuremberg en 1934 à sa Théorie de la valeur des ruines. Puis c’est le ministre de l’Armement et l’apôtre de la guerre totale. Eriger, détruire. En vue, toujours, d’une même fin, qui sera aussi celle de ses Mémoires et de ses déclarations d’après-guerre. Lesquelles composent une littérature tout en distorsions, lacunes, ravalement, d’où émerge le portrait de l’homme qui ne savait pas, pour la Shoah, mais qui, christiquement, admirablement, endosse la culpabilité allemande. Cette fin magique, métaphysique qui obsède Speer, on la discerne aussi dans sa love story chaste et brûlante avec le « guide ». Entre les deux hommes, rien de la froideur mortifère de la banale relation hiérarchique. Mais le bouillonnement de vie (contradictoire, tumultueuse, dangereuse) qu’est Eros, adversaire de la mort.

La visée magique, métaphysique de Speer est enfin claire : l’immortalité. Celle à laquelle on accède par la pierre, en bâtissant. Et par la littérature – en devenant personnage de fiction, en l’espèce le coupable admirable. N’est-ce pas Pavese qui notait (Le Métier de vivre) ceci : « Il semble que la raison pour laquelle n’importe quelle saloperie est permise en politique […] soit la suivante : le corps politique ne meurt pas et ne répond donc devant aucun dieu. » ? Salaud parce qu’immortel, ou immortel parce que salaud, n’importe. 

Car Speer fut bel et bien un salaud. Après avoir démonté de l’intérieur l’arme des souvenirs speeriens, Orengo la regarde sous un autre angle. Celui de l’historienne Gitta Sereny. Dès lors, ce qui était une évidence, ce poisson monstrueux que Speer a noyé, revient, dans toute son énormité de léviathan, à la surface. Speer savait, a toujours su pour les Juifs, a même contribué à l’extermination comme ministre de l’Armement. Mais il a déclaré le contraire. La Shoah, il ne savait pas. C’est une autre immortalité, atroce et sournoise : j’occulte le sort des Juifs, donc ils ne sont pas morts. Et moi, l’architecte-ministre, qui fus certes du côté du diable, je n’étais qu’un bon diable. Un meurtrier à titre collectif, peut-être, mais pas individuel.

On repose le livre comme après une séance de tir. Etourdi, un peu ivre. Et on admire le génial tireur qu’est Orengo. Qui a fait imploser l’arme magique, métaphysique de Speer. Et son immortalité de carton-pâte, pourtant terriblement solide.


Jean-Noël Orengo, « Vous êtes l’amour malheureux du Führer », disponible dès le 28 août aux éditions Grasset, 272 p., 21,50€