Le Emmanuelle d’Audrey Diwan propose 90 minutes de préliminaires publicitaires ennuyeux débouchant finalement sur 15 minutes de plaisir cinématographique. Le film confirme qu’Audrey Diwan est décidément une réalisatrice médiocre.
Je n’ai jamais lu le roman d’Emmanuelle Arsan mais j’avais vu le film de Just Jaeckin quelques années après sa sortie (en 1974, j’étais trop jeune) et en ai gardé le souvenir d’un bon gros navet soporifique : scénario-confetti, esthétique érotique soft à la David Hamilton, exotisme de pacotille. Curieuse idée de tenter une relecture, cinquante après (mais c’est peut-être là l’étincelle première du projet, le goût des anniversaires et des chiffres aussi ronds que les galbes féminins). C’est donc Audrey Diwan, réalisatrice de l’Évènement, qui s’y colle, en duo avec Noémie Merlant, excellente actrice révélée au grand public par Portrait de la jeune fille en feu, comme si elle remplaçait tardivement Adèle Haenel dans le rôle de l’objet du désir. En l’occurrence, plutôt le sujet. Car on comprend vite l’intention de cette Emmanuelle 2024 : être la chasseresse de son désir et non plus la proie du désir des autres. Cette quête donne lieu à des étreintes entre Manue et des inconnues ou inconnus, alternant avec quelques scènes de masturbation (féminine) dans les divers recoins et chambres chics d’un palace hong-kongais. Diwan vaporise de vagues signes extérieurs de Wong Kar-wai (2046) ou de Lynch (Naomi Watts face à Noémie M, la blonde et la brune !) mais produit plutôt l’effet d’une très longue pub pour parfum. Ennui poli et fatigue.
Cette Emmanuelle-là est contrôleuse qualité de l’établissement 5 étoiles et note quotidiennement chaque aspect de l’hôtel d’un feu vert, orange ou rouge. En ce qui me concerne, le film était à ce stade orange sanguine, érectomètre et cinéphilomètre à zéro. J’admets que je ne parle là que pour moi : peut-être que les hommes seuls et grisonnants présents à ma séance bandaient, peut-être que les quelques femmes seules et mûres vibraient, mais je n’ai pas vérifié. Peut-être aussi que Diwan a volontairement signé cette esthétique de papier glacé, désincarnée (étrange paradoxe pour un film sur la chair), pour éteindre le regard désirant du public (hommes ? Femmes ? Cis, trans ? non binaires ?) et le régler au diapason de son héroïne, power woman ne jouissant pas (“la chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres”) ? Mais en ce cas, pourquoi faire un “film érotique” et le vendre comme tel ? Finalement, ce qu’il y a de plus érotique dans les 90 premières minutes du film, c’est l’affrontement feutré entre Emmanuelle et la directrice de l’hôtel, une relation dénuée de sexe mais bourrée de libido : sous la pression des patrons de la chaîne hôtelière, Emmanuelle doit faire fauter la manageuse pour la faire virer sans indemnités. Il faut dire que cette dernière est jouée par la toujours géniale Naomi W, qui allume l’écran quoiqu’elle fasse.
Et puis surviennent les quinze dernières minutes, les meilleures. Emmanuelle sort enfin de sa bulle luxueuse pour suivre un mystérieux client japonais dans les zones interlopes de Hong Kong. Le film ressemble soudainement à Chungkin express ou In The Mood for love avec la vie grouillante de la ville, ses néons clignotants, ses corridors chelous et ses bars clandestins. Le film devient enfin sexy, érotique, vivant, comme si Diwan venait d’allumer la lumière, confirmant une hypothèse qui me tient à coeur depuis toujours : le bon cinéma est ontologiquement érotique, qu’il représente ou pas des scènes de sexe, qu’il soit réalisé par un homme ou une femme, qu’il représente des hommes, des femmes, des cis ou des LGBTQI ++. Le male et le female gaze n’existent pas, il n’y a que le good gaze et le bad gaze, le erotic gaze et le boring gaze, le humaniste gaze et le putassier gaze, le cinéma gaze et le publicitaire gaze. Après donc une heure et demie de publicité vide et chiante, Diwan finit par un quart d’heure de cinéma (certes louchant fort vers WKW) et par la meilleure scène de sexe du film : Emmanuelle se fait lécher et prendre par un bel inconnu hong-kongais dans un hangar, en dirigeant les ébats, sous le regard du mystérieux Japonais qu’elle a suivi et qui traduit ses instructions en chinois pour l’inconnu. Belle scène en triangle sexuel, belle métaphore du cinéma et de la mise en scène. Avec une autre bonne intuition de Diwan : voix et paroles sont autant (voire plus) érotiques que gestes, regards et nudité (déjà dans la première partie, la scène de sexe inaugurale dans l’avion était plus forte et excitante racontée après coup par Emmanuelle que filmée sur le moment). « Ouïr, c’est jouir » disait Sade. Dans ce dernier quart d’heure, Emmanuelle vibre et jouit donc enfin, et nous spectateurs prenons enfin plaisir de concert avec elle, comme pendant l’heure et demie qui précédait, nous avons eu le regard aussi indifférent que la chair d’Emmanuelle était triste. On comprend aussi où voulait en venir la réalisatrice : le luxe à satiété et le carriérisme capitaliste sont morbides, ils assèchent le désir et le plaisir, lesquels se réveillent au contact du peuple, de la vie et d’un saut dans l’inconnu. Ok, mais 90 minutes de préliminaires ennuyeux pour 15 minutes de plaisir (cinématographique), c’est un peu sadique.