Auscultant la psyché de la société israélienne dans un recueil de brillants essais, le grand écrivain David Grossman se révèle prophète de l’horreur et augure d’un avenir impensable. L’occasion également, pour nous ici, d’une réflexion sur notre responsabilité alors que l’Histoire vacille.
Parmi la pléthore de livres publiés après le plus abominable pogrom du XXIe siècle, perpétré en Israël le 7 octobre 2023, de poignant et sidérant récits, témoignages de survivants, de familles d’otages, de héros improvisés -qui tous constituent un premier corpus de l’Histoire immédiate- côtoient des documents et prétendus essais plus ou moins bâclés, dont le principal mérite est de flatter l’ego idéologisé de leurs auteurs. De cette masse de papier inutile, un ouvrage se démarque : la réunion de douze brefs essais, écrits entre le 22 mai 2021 et le 1er mars 2024, par le grand romancier (et « intellectuel engagé », selon la formule galvaudée), David Grossman. Le cœur pensant, a choisi comme titre l’éditeur français, reprenant cette belle expression de l’auteur qui, lui, a initialement intitulé plus directement cette réunion de textes The Price We Pay, Le prix que nous payons.
Ce livre est précieux à maints égards. En particulier parce que Grossman, à l’instar de ses romans, y ausculte avec lucidité la psyché nationale. Ainsi il décrypte pour nous, souvent éloignés, ce que sont l’israélianité contemporaine et ce que, selon lui, signifie aujourd’hui un « État juif ».
La première fois qu’il m’a été donné de rencontrer David Grossman, en 1994, de passage en France pour présenter son troisième roman, Le livre de la grammaire intérieure (récit de l’isolement d’un adolescent se détachant progressivement du monde, en Israël, entre 1965 et la guerre de 1967), l’auteur, âgé de 40 ans, m’avait alors dit, dans un pudique sourire, sa joie de vivre « dans l’un des pays les plus beaux du monde » et… son amertume que ses enfants « n’y connaissent pas la paix ». Comme tout parent, il avait une inquiétude constante pour sa progéniture. Celle du malheur qui peut survenir, partout, par hasard, mais plus sûrement encore sur une terre de conflits perpétuels. Le 12 août 2006, au dernier jour de la dernière guerre (alors en date) entre Tsahal et le Hezbollah au sud Liban, Uri Grossman, 20 ans, fils du célèbre écrivain, était tué par le tir d’une roquette dirigée contre le char à bord duquel il se trouvait.
Trente ans se sont écoulés depuis cette première rencontre avec David Grossman. Son fils Uri est mort depuis plus longtemps qu’il n’a vécu. Et son père, aujourd’hui septuagénaire, dont le nom est régulièrement avancé pour le Nobel de littérature, écrit exactement ce qu’il me disait alors : « Ce recueil […] exprime les réflexions et les sentiments d’un individu qui a vu les guerres se succéder. Un individu qui n’a pas connu un seul jour de paix véritable dans son pays ». Voilà sans doute, ajoute-t-il, pourquoi il « se bat depuis des décennies pour y parvenir ».
« La petite musique de la peur existentielle »
Ardent militant de la paix, donc, David Grossman fustige « l’occupation [de terres palestiniennes qui] constitue un crime ». Mais les massacres du 7 octobre 2023 sont pour lui une rupture sans précédent, des « crimes encore plus abominables » dans lesquels « les terroristes ont perdu leur humanité ».
L’horreur des abominations commises ce jour maudit, « les filles, les femmes, les hommes violés, les bébés tués, les familles brûlées vives par les assassins terroristes », rappelle Grossman, cette horreur, donc, pourrait peut-être marquer la fin de l’obéissance du cadavre. Comment donc un cadavre pourrait-il être obéissant ? La réponse se trouve dans un livre pieux, la Vie de saint François d’Assise, écrit au milieu du XIIIe siècle par son disciple saint Bonaventure. Perinde ac cadaver, cette locution latine pourrait se traduire par « obéissant comme un cadavre ». Bonaventure nous précise le mode d’emploi : « Un jour, on demanda à François qui peut être vraiment appelé obéissant. Il répondit en donnant le cadavre comme exemple : « Prends le cadavre et laisse-le là où tu veux : il ne te contredira pas et ne murmurera pas. Il ne dira rien lorsque tu l’auras déposé. Si tu le poses sur un siège, il ne regardera ni en haut ni en bas » ». En Israël, les cadavres du 7 octobre sont, peut-être, les derniers à observer cette obéissance passive.
Ainsi, Grossman s’écrit dès son incipit : « Chaque fois qu’un président américain proclame à son de trompe : « Les États-Unis soutiennent le droit à l’existence d’Israël », cela me fait bondir ». « Seul Israël de tous les États du monde subit cette situation absurde : il est le seul dont la « légitimité », nécessaire à une existence stable n’est toujours pas reconnue par les autres, après soixante dix ans de souveraineté ». Grossman, le pacifiste, enfonce le clou et laisse éclater sa colère : « sur les campus des universités les plus respectées, sur les réseaux sociaux et dans les mosquées du monde entier nous entendons l’appel : « Mort à Israël » ». « On n’a pas entendu la même hostilité quand la Russie a tenté d’écraser l’Ukraine », relève l’auteur. De même, « quand Saddam Hussein a assassiné des milliers de Kurdes à coups d’armes chimiques, personne n’a appelé à anéantir l’Irak, à le rayer de la surface du globe ». On imagine aisément quelle serait l’indignation du romancier, apôtre de la réconciliation avec les Palestiniens, s’il entendait les cris gorgés d’antisémitisme d’élus et de responsables politiques français qui, en clamant « Palestine de la mer au Jourdain ! », affirment sans ambiguïté leur souhait le plus cher et le plus sanglant : la destruction totale d’Israël.
Fin connaisseur de la politique et de la société israélienne, David Grossman, dans ces textes se montre prémonitoire, si ce n’est prophétique, hélas pour le pire. Ainsi, le 24 juillet 2023, il écrit : « nous devons nous efforcer de parvenir à des accords de paix avec nos voisins-ennemis. Afin de ne pas nous exposer à une nouvelle guerre ». Nous sommes à 74 jours de l’attaque terroriste du Hamas. Encore sous sa plume, le 27 août 2023 : « Pour la première fois depuis des années, les Israéliens commencent à sentir ce que signifie la faiblesse. Pour la première fois peut-être depuis la guerre du Kippour [en 1973], nous entendons résonner dans nos têtes la petite musique de la peur existentielle. La peur que connaissent ceux dont le destin ne repose pas entièrement entre leurs mains. La peur que connaissent les faibles ». Il reste au compte à rebours 41 jours avant que se déclenche la barbarie islamiste.
De ces funestes présages, David Grossman en perçoit la faisabilité de par la haine que les « voisins-ennemis » vouent à Israël, mais aussi la possibilité de par quelque chose de pourri au royaume de l’État hébreu : « Mon pays est un corps malade », écrit-il en août 2023. Depuis des mois, des centaines de milliers d’Israéliens descendent dans les rues pour protester avec force contre le projet législatif porté par Benyamin Netanyahou et les caciques extrémistes les plus enragés de son gouvernement qui vise à restreindre l’autorité de la Cour suprême. En clair, c’est bien l’État de droit, et rien de moins, qui est menacé. Cette brutalité politique, propre à ce Premier ministre, cerné par les juges dans maintes affaires, pourrait corrompre la séparation des pouvoirs, mettre les citoyens à la merci de l’arbitraire de n’importe quel régime. En d’autres termes, saper les fondements de la démocratie israélienne, non pas faible, mais fragile, comme toute démocratie. Le romancier n’a pas de mots assez durs pour dénoncer le cynisme politique à l’œuvre qui menace de brader « le gage le plus précieux, le foyer national du peuple juif ».
Le paradis vu par temps clair
C’est donc dans ce contexte, celui d’une société fracturée, morcelée, où les anathèmes remplacent les arguments et les coups de matraque, le dialogue, qu’Israël a (presque) oublié ce qui est souvent nommé dans le pays comme « la situation », à savoir la relation avec les Palestiniens. Faute d’empathie, de courage politique et de dialogue nécessaire, Grossman assène, amer, le constat : « Nous qui sommes nés dans cette « situation » nous sommes résignés à voir nos enfants et les enfants de nos enfants vivre sous la menace de l’épée, et souvent périr ».
Avec humilité, l’auteur, laïc, du Cœur pensant, avance une réflexion sur ce que pourrait être un « État juif ». Sa réponse exige d’un peuple une introspection et une remise en cause, mais salutaire. « Les Juifs et les Arabes citoyens d’Israël sont une majorité ». Cela les conforte mais aussi les oblige, et d’abord à « se réconcilier avec le peuple palestinien », écrit Grossman. Pour lui, il est temps que le peuple d’Israël se guérisse, « ne se considère plus comme une minorité persécutée, mais bien dans la réalité d’une majorité ». De cela découlent des responsabilités. Voilà pour la théorie, presque psychanalytique. Quant à la mise en œuvre, le romancier sait se faire pragmatique : pas de « frontières justes », cela signifie « pas de paix durable » et donc, la « mise en péril du destin d’Israël ».
Le pays de David Grossman était donc devenu plus « une forteresse qu’un foyer ». Cette forteresse a été attaquée, violée, ses habitants massacrés, torturés, violés, réduits en otages par des terroristes fanatiques, qui ne sont en rien des fous, et appliquent leur programme gorgé de sang et de haine. Il faudra à Grossman 40 jours avant de pouvoir prendre la plume pour un « Hommage aux victimes du 7 octobre 2023 ». Ses mots ne sauraient ainsi se résumer ni se paraphraser. Il faut les lire pour comprendre pourquoi « Nous ne serons plus jamais les mêmes ».
Souvent, peut être toujours, David Grossman parle, agit et écrit pour les enfants. Pour ceux qui « devront construire un nouvel État pour la deuxième fois ». Le romancier, le père d’un fils défunt, d’un autre fils et d’une fille, le citoyen, ne renoncera jamais. Assurément car il est porté par une foi en les femmes et hommes de bonne volonté. Et de conclure : « Il semblerait que nous ayons dû traverser l’enfer lui-même pour parvenir à l’endroit d’où l’on peut voir, tout au loin, par temps exceptionnel, l’entrée du paradis ».