Où l’on retrouve Ante Tomić. Où l’on se laisse de nouveau prendre à ses talents de conteur. Et où l’on soupçonne que cette gaieté virtuose n’est pas gratuite…
Ne vous y laissez pas prendre ! Ou, plutôt si, laissez-vous prendre sans remords. Mais n’oubliez pas que, tel un vieil oncle plein de bonhomie dont l’œil pétille d’un éclat indéfinissable, Ante Tomić est plus que le conteur verveux et espiègle qui vous prend par la main, le rire et les sentiments.
Oh, certes, ces Enfants de sainte Marguerite ont le goût robuste et savoureux de bon pain et de vin un peu canaille, l’atmosphère d’aise joviale et de clins d’œil entendus d’une tablée de taverne suspendue aux lèvres d’un convive. Comment en irait-il autrement avec cette chronique locale (une petite ville sur une île, une petite population truculente, un zeste d’excentricité bon enfant) vivifiée à la fable voltairienne (les sous-titres à rallonge de chaque chapitre font très XVIIIe siècle et dégagent un parfum d’ironie), épicée au romanesque ? Les péripéties d’un jeune migrant syrien, Selim, échoué sur l’île en question se mêlent ainsi au folklore et aux us du coin et à des récits périphériques, tous placés plus ou moins (plus que moins, d’ailleurs) joyeusement sous le signe de l’amour. Et puisqu’il est aussi question de kebabs dans cette histoire, on dira volontiers – passez-moi la banalité de la tournure – qu’on se régale dans ce gai récit. Merci oncle Tomić !
Mais l’oncle, on l’a suggéré, n’est pas seulement le plus bel ornement des soirées contes-pour-adultes-au-coin-du-feu. Pas plus qu’il ne se résume à une sagesse souriante et gentiment irrévérente, qui pardonne les péchés au nom du sacro-saint amour (dans son versant charnel et aimablement leste). Regardez-le, le brave oncle, à la dérobée, lorsqu’il ne se croit pas observé… Qu’est-ce que c’est que ce sourire de faune, un peu cruel, à la courbe antique, qu’il a aux lèvres ?
Et si tous ces récits, tous ces personnages, étaient l’émanation d’autre chose ? Quelque chose comme un rythme vital, naturel, dont l’homme ne serait qu’un jouet ? Que le livre s’ouvre sur une scène de mer n’est pas indifférent : il y a partout le sentiment d’un flux et d’un reflux. D’une oscillation indéfiniment renouvelée. Vieillesse et jeunesse, vigueur sexuelle et impuissance (ainsi, ce businessman âgé et ruiné et la toute jeune femme qui l’accompagne) ; monde animal et monde humain (ainsi, cet âne dont les braiments résonnent en écho aux ébats des humains) ; tragédie et comédie (Selim, ne l’oublions pas, est un migrant syrien, et son odyssée est un drame) ; légèreté et philosophie (les dialogues d’Emil, prof de philo et du père Celestin) …
Non qu’Ante Tomić nous resserve le mets un peu faisandé, de la Grande Pulsation Cyclique et Primordiale (marque déposée). Ou plus exactement et infiniment plus intelligemment, il fond cet antique motif dans le quotidien cocasse et gai de son petit monde. Le débarrasse de ses oripeaux pesants et solennels. Et en fait ainsi non pas un principe illuminé, artificiellement plaqué, mais une composante naturelle, familière, de la vie. Ante Tomić ranime une de nos plus anciennes intuitions – sans anachronisme ni ridicule.
Ante Tomić, Les Enfants de sainte Marguerite, traduit du croate par Marko Despot, 176 p., 20,50€, Noir sur Blanc