Le Sacre du sucre, une Guadeloupe d’avant-garde que l’on a pu voir au Carreau du Temple, et qui revient la semaine prochaine. 

« Plus rien à prouver », voilà qui dégage une odeur de liberté, définitivement acquise. L’affirmation vient d’elle-même, pour expliquer que Le Sacre du sucre n’est autre qu’une pièce de danse et musique pure et que cette création, sa dernière en date, se situe au-delà des discours et des revendications explicites. Française aux origines à retracer jusqu’à la traite triangulaire, Lénablou est née sur le sol d’une extension française historique, mais contre-nature. Loin de l’Hexagone, si proche des Américains. Aussi la chorégraphe de l’Île papillon a passé sa carrière dans un drôle d’exploit. A moins qu’il s’agisse d’un empêchement. Française par son passeport, elle a fait carrière sur le continent américain, du nord au sud. Et la France est passée à côté de son talent. N’en a pas eu vent, ou à peine. Qui est Lénablou? Une artiste dans l’ombre, une femme de lettres au côté militant, chorégraphe et anthropologue. Après des décennies de carrière, la France commence-t-elle enfin à honorer l’une des siennes? 

Le Sacre du sucre avait déjà fait quelques apparitions sur le continent et a enfin été sacré du label « vu à Paris ». Au Carreau du Temple, qui plus est, lieu où la danse a laissé ses souvenirs et son empreinte, du baroque au hip hop. Et maintenant la gwoka, avec une danseuse chorégraphe et deux musiciens chanteurs danseurs, les formidables Félix Flauzin et Allan Blou, aux côtés de Lénablou qui inscrit dans l’histoire de la danse une nouvelle approche de la tradition antillaise, où il y avait, tout au début de l’histoire, la contredanse amenée par les colonisateurs et adaptée par la population des îles sur un mode coloré, joyeux et très rythmé. Où sur les tambours d’origine africaine s’est développée la culture gwoka, avec sa musique et sa danse. Léna Blou tire des deux une forme contemporaine qu’elle nomme Techni’Ka, telle une extrapolation de l’essence de la tradition, vue en dialogue avec l’avenir et peut-être avec le mouvement appelé afro-futuriste. 

Le Sacre du sucre commence par la traversée à trois d’une nuit qu’on imagine champêtre ou forestière, où le temps semble reculer et les présences humaines dégagent un air si calme et solennel qu’il pourrait s’agir des obsèques de l’élue, d’autant plus que l’abstraction introduite dans la danse gwoka par Lénablou porte en elle sa part de Nijinski. Comme dans ce Sacre-là, le rapport à la terre et aux mystères de la nature est des plus intenses. Il leur suffit ensuite de chausser des sandales pour que leurs déplacements deviennent des événements sonores, rythmiques et musicales. Ces chaussures, avec leurs doubles semelles remplies de billes ou autres cailloux, sont l’équivalent du piano préparé de John Cage. Par ailleurs, Lénablou ne parle pas de « musiciens » mais de « corps sonores », corps qui se livrent à des états de transe, où d’éventuels combats de coq se confondent avec des danses de séduction. 

De quoi ce Sacre est-il donc le nom? Lénablou fait état d’une pièce qui n’a aucune intentionnalité. « Je ne suis pas là pour revendiquer ou dénoncer quoi que ce soit », dit-elle. Évoquer le sucre suffit, car c’est en soi un rappel de l’histoire coloniale. Et l’idée d’un Sacre antillais est en soi la revendication d’une place dans l’histoire de la danse. « J’expose ce que je suis et à travers moi, mon pays. Je suis née à cause du sucre et je décide de sacraliser ce sucre et je danse avec l’âge que j’ai, ce qui sort des tréfonds de ma culture gwoka. » Ce qu’elle affirme ici n’est pas politique, mais artistique: « La Caraïbe est avant-garde » Mais Lénablou ne serait pas la première à se rendre compte qu’une pièce pensée comme dégagée de tout discours est en vérité son œuvre la plus politique.

Le Sacre du sucre

De Lénablou

Le 19 octobre 2024 Scène nationale du Sud-Aquitain au Tanka, Saint-Jean-de-Luz