La dernière légende des grands galeristes français maintient son cap, à près de 80 ans, toujours sur le pont, à sentir le vent des dernières tendances, sans se laisser détourner par les fausses valeurs encombrant un marché affolé par la fièvre spéculative. Rencontre avec la mémoire vive et parfois sans filtre de l’art contemporain.
Une image, d’abord. Celle d’un joueur avec un carré d’as en main. Entendez par là quatre galeries, deux à Paris, une à Bruxelles, et depuis peu une à New York gérée par Mathieu, son fils unique, fruit de sa deuxième compagne pédopsychologue. Daniel Templon me reçoit en cette rentrée des classes – ne sommes-nous pas tous de bons petits écoliers appliqués à nos tâches après quelques épuisantes évasions d’été ? – dans le vaste bureau de sa seconde galerie parisienne ouverte en 2018, rue du Grenier-Saint-Lazare à un jet de pierres de la galerie historique de la rue Beaubourg. Aux murs, mon regard se fige devant un très beau Garouste et devant un non moins superbe Rouan, deux artistes de l’écurie Templon pas vraiment en phase sur leurs visions de l’art respectives. Figuration toute contre abstraction toute : le ton est donné, Daniel Templon affiche son éclectisme sans œillères aux visiteurs comme un manifeste auquel il n’aura jamais dérogé. Sur la table de réunion, je me penche sur la maquette du stand maison du prochain Art Basel Paris avec ses mini Rouan en carton, l’ensemble m’évoquant une maison de poupée. Que n’ai-je dit là en évoquant la nouvelle appellation de la foire d’art contemporain de Paris ! « Je ne vais pas changer à mon âge (80 ans, le 19 février prochain), pour moi, c’est toujours la Fiac et ça le restera ! » Daniel Templon est comme ça, grand caractère qui ne mâche pas ses mots lorsqu’il le faut, et il le faut souvent à l’en croire, tranchant en cela avec une certaine urbanité suave de façade de galeristes qui n’en pensent pas moins mais préfèrent se réfugier derrière le discours convenu de la langue de bois. Le courage de faire et de dire n’est pas la moindre de ses qualités, même si, parfois, il rétropédale au point de me demander quelques jours plus tard de lisser certains propos ou faits rapportés, comme s’il voulait polir exagérément une image pourtant des plus acceptables, au risque de perdre en force, véracité et relief. Sans doute faut-il aussi, pour tenter de percer un peu plus ce personnage under control, observer ses mains volubiles, ses yeux vifs aux aguets derrière ses lunettes, ce corps penché en arrière puis en avant sur sa chaise dans un mouvement de balancier tendu vers la question, cette voix radiophonique profonde et claire ne souffrant pas trop la contradiction, dit-on, parmi ses équipes. Le succès est toujours un mystère. Que pouvons-nous découvrir d’un homme parti de rien que nous ne sachions pas encore, si l’on se réfère aux multiples interviews et à la copieuse biographie appuyée parue il y a huit ans* ? Sans doute bien des « coups » réussis de corsaire légal, des détestations, des manœuvres d’ombre, des brutales séparations quand le vent de la renommée a tourné pour quelques malheureux artistes lâchés en rase campagne. Mais après tout n’est-ce pas le lot de chacun d’entre nous, de se débrouiller avec son « misérable tas de secrets » dont parlait Malraux ? Autant balayer devant sa porte.
Potion magique
Il est des qualités, nombreuses, que personne ne vient contester à l’énoncé du nom de Templon, le courage, la franchise, la puissance de travail, la vision. Mais aussi la clairvoyance acquise au fil des ans, arme affutée grâce à un flair appuyé par la crainte naturelle de retourner là d’où il est venu. De cette classe laborieuse, celle de petit-fils de paysan breton, de fils d’employé de mairie de Bois-Colombes, tombé par hasard dans le brouet aux saveurs complexes de l’art contemporain. Un brouet au goût de potion magique, en ce qui le concerne. Curieux de s’apercevoir que deux très importants galeristes français, Daniel Templon et Emmanuel Perrotin, ont connu le même destin d’enfants de banlieue sans histoire et sans argent devenus ce qu’ils sont aujourd’hui par le hasard qui est l’autre nom de la chance, et par la nécessité de s’en sortir, contredisant en ceci la théorie bourdieusienne d’une reproduction des élites interdisant toute intrusion dans le monde doré de la réussite au quidam venu de nulle part. Daniel Templon, de droite libérale assumée, revendique l’effort, le travail, la persévérance, la liberté d’entreprendre, comme autant d’aiguilles agitant depuis toujours sa boussole intérieure. Des valeurs peu en phase avec le droit à la paresse revendiqué par Sandrine Rousseau et autres pittoresques figures en vogue à gauche toute. Il faut de la volonté lorsque l’on ne vient pas d’un milieu bourgeois, que l’on a envie de faire des choses dans la vie sans être au fond porté par une ambition sociale particulière. L’ascension s’est faite toute seule, portée par une certaine dose d’inconscience et de ténacité pour y arriver. Rien d’un chemin tracé d’avance.
Mais voici que mon œil s’arrête sur les mini Rouan de papier collés sur les parois de la maquette du stand « Fiac », provoquant l’intérêt du maître des lieux qui m’entraîne dans le couloir où passent quelques collaborateurs des deux sexes (autrefois surnommés entre eux « templonettes », à l’âge d’or de l’humour et du second degré), afin de me montrer ce qu’il considère comme un « chef-d’œuvre absolu » du peintre. C’est une très grande composition, en effet impressionnante de puissance et de maîtrise bien qu’un tel superlatif employé par le maître des céans demandent quelques éclaircissements : « Face à un tableau, me dit-il, il faut que l’œil circule pour en saisir les enjeux, sa raison d’être ou pas. Comme disait Lacan, « quand un tableau est faible, le regard épuise celui-ci, en revanche lorsque le tableau est fort, c’est votre regard qui est épuisé ». Je souscris totalement à cette idée du rapport de force se jouant entre le regardeur et le regardé, c’est tout l’enjeu de l’art. Il faut que le tableau soit plus fort que vous. Et c’est ce qui se passe face à ce sublime Rouan ».
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