Superbe roman de l’Egyptien Alaa El-Aswany, Au soir d’Alexandrie. Ou l’éloge d’un cosmopolitisme en danger.
Comment raconter dans un roman la fin d’une époque, la fin d’une utopie, sans verser dans la nostalgie kitsch ni jamais prêter le flanc au passéisme ? C’est la question qu’on pourrait poser à un prof de littérature. Plutôt qu’un cours de théorie, l’égyptien Alaa El Aswany (qui enseigne la littérature dans une université américaine depuis son exil politique) fournit modestement un exemple concret : Au soir d’Alexandrie, son dernier et flamboyant roman évite tous les écueils inhérents au genre.
Plus de vingt ans après son best-seller L’immeuble Yacoubian, où il scannait la société égyptienne sous le régime corrompu et policier de Hosni Moubarak à travers les locataires d’un immeuble du centre du Caire, Alaa El Aswany revient au roman choral pour ausculter une autre époque de son pays, une autre dictature, une autre ville égyptienne.
Alexandrie cosmopolite, dernières années. Il n’y a pas de voile sur les filles, pas encore, ni de barques sur le Nil, du moins pas à cette heure tardive, quant aux sirènes du Port d’Alexandrie, elles peuvent chanter la mélodie qu’elles veulent, d’ici on ne les entend pas : tout est calfeutré dans le petit salon bar situé au premier étage de chez Artinos, où se réunissent, après la fermeture du restaurant, les protagonistes du roman. Une bande d’amis qui dès les premières pages deviennent nos amis, miracle de la bonne littérature. Dans l’art de décrire les personnages avec tendresse et minutie, Alaa El Aswany fait honneur à ses illustres prédécesseurs Naguib Mahfouz et Albert Cossery. Pour s’en démarquer un peu, l’auteur choisit pour sa fresque un groupe d’amis plutôt aisés : Lyda Artinos qui gère le restaurant depuis la mort de son père, son fidèle maître d’hôtel qui prend la relève la nuit, le sombre et sexy Carlo Sabatini, sans oublier les fantasques clients d’after-hours : Abbas el-Quosi le grand avocat et son épouse fille de Pacha, l’artiste bohème Anas el-Seraïfi qui vit d’amour et de cannabis, Chantal la drama-libraire française qui peine à maintenir son train de vie, Tony Kazan le prospère chocolatier en surpoids…
Dans cette ville-monde où toutes les rencontres sont possibles, les protagonistes croisent d’autres faunes, comme celle qui grouille dans le cabaret interlope de Bononza, tenu par Adli le noir-biceps d’acier au service des exclus de la justice sociale- et où se produit son amoureuse la danseuse Neemaat.
Des hautes sphères aux bas-fonds d’Alexandrie, le roman dépeint une ville et une société composée de plusieurs communautés (grecs, Italiens, « levantins », arméniens) et où le vivre ensemble n’est pas qu’un slogan. Mais bientôt, sous nos yeux, ce petit monde va littéralement disparaître, écrasé par la police politique du « leader » Nasser. Les sbires zélés du raïs vont se mêler des vies intimes et publiques des personnages, et au nom du nationalisme, ce poison mortel et ses multiples variants, décider qui est égyptien et qui ne l’est pas, qui est patriote et qui est traître. Coups tordus, embrigadements, chantages, arrestations, tortures psychologiques, Alaa El-Aswany réussi la prouesse de nous tenir en haleine comme dans un polar inspiré.
À la manière de son contemporain Kamel Daoud, Alaa El-Aswany est un auteur engagé, sa critique de la dictature de Nasser ne souffre ici d’aucune ambiguïté, mais, contrairement à son confrère algérien, l’auteur d’Au soir d’Alexandrie a une sincère empathie pour ses personnages, et un amour profond de son pays, l’Égypte. Serait-ce le meilleur roman « étranger » de la rentrée 2024 ? Comme on n’a pas tout lu, difficile de répondre à la question, au moins on peut vous certifier ceci : Au soir d’Alexandrie est à ce jour son meilleur roman.
Alaa El-Aswany, Au soir d’Alexandrie, traduit de l’arabe (Egypte) par Gilles Gauthier, 384p., disponible aux éditions Actes Sud 23,50€