L’Amante anglaise au théâtre de l’Atelier nous place face au mystère d’une femme meurtrière, et révèle le superbe talent théâtral de Sandrine Bonnaire. 

Elle ne dira rien. Mais il faut deux heures pour dire qu’elle ne dira rien. Le silence est bien la chose la plus longue à commenter, et à saisir. L’Amante anglaise est une pièce sur le refus. De parler. Peut-être de vivre. La pièce de Marguerite Duras la plus ample à mon sens, se donne aujourd’hui dans une mise en scène centrée sur ce silence. Bien que les trois comédiens ne cessent de parler, la mise en scène, dans sa sécheresse, et le vide qu’elle illustre en plateau, nous assure que l’essentiel sera tu. On pouvait s’y attendre de la part de Jacques Osinski, dont on a tant aimé le travail sur Beckett ces dix dernières années. Ce que l’on attendait moins, c’est l’évidence des trois comédiens dans cette épure : Frédéric Leidgens, Grégoire Oestermann, Sandrine Bonnaire. Et au centre, le meurtre commis par Claire Lannes, de sa cousine sourde-muette. Oestermann incarne le mari, assis sur scène, qui n’a rien vu. Il parvient à jouer cette désinvolture apparemment tendre au fond si brutale. Mais peu à peu, il perd pied, et avoue sa médiocrité. Il faut dire que le juge, assis dans le public, ne le lâche pas. Frédéric Leidgens déploie son phrasé lent et détaché, unique aujourd’hui dans le théâtre français, pour tourner autour de son sujet, Claire Lannes. Ses questions construisent peu à peu une cage autour de cette femme et de son acte : qu’est-ce qui a vraiment eu lieu au cours de cette nuit dans la cave qui a vu cette femme qui « avait tout pour être heureuse » assassiner sa cousine, et jeter son corps en divers morceaux, dans différents trains ? Quels sont les mouvements invisibles qui ont traversé Claire et ceux qui l’entourent, pour que la barbarie entre ainsi dans cette maison si propre de cette petite ville si tranquille de Viorne, près de Cahors ? S’il a souvent été rappelé que Marguerite Duras s’était inspirée d’un fait divers réel pour écrire cette pièce, il est aussi intéressant de remarquer qu’elle a déplacé les faits en 1949. Et le nom de jeune fille qu’elle choisit pour Claire, Bousquet, homonyme du chef de la police sous Vichy, sous la plume d’une femme qui a connu la guerre comme Duras, ne peut pas être un hasard. Ainsi ce procès peut aussi être vu comme celui d’une France qui tente d’oublier que dans ses caves la police vichyste a fait entrer la barbarie. Même si, finesse de l’écrivaine, rien n’est dit de cela. Ce qui n’exclut bien sûr pas la peinture de la folie d’une femme, qui fut, on le sait, l’une des grandes questions de la vie de Duras. Pour cela, l’interprétation de Sandrine Bonnaire, assise sur une chaise face au public pendant plus d’une heure, s’avère inouïe. À l’instant même où elle apparaît sur scène, marchant à petit pas, le cou rentré, les yeux écarquillés, l’on comprend qu’elle est sur le point de nous offrir un moment de théâtre. Non seulement sur son visage, traversé de sourires enfantins et démoniaques, mais aussi par le mouvement de sa tête, d’un côté à l’autre, qui semble emprunté à un pachyderme ou à une créature becketienne, car le corps reste, lui, immobile. Bien sûr que l’on pense à la Cérémonie, et à la meurtrière que Bonnaire incarnait déjà. Mais près de trente ans plus tard, il semblerait que la comédienne ait atteint une complexité de jeu qui dépasse son rôle chez Chabrol. Elle frôle le monstrueux, cette femme qui parle d’une voix douce, puis brusquement sarcastique, voire sadique lorsqu’elle promet à son interrogateur que jamais, elle ne révèlera où elle a enterré la tête de cette « grosse femme ». Qui est Claire Lannes ? Pas sûr qu’on le sache à la fin de la pièce. Mais demeure à la sortie du théâtre de l’Atelier, la langue de Duras que les trois comédiens nous livrent comme on déploierait un vaste tableau à la beauté si déconcertante. 

L’Amante anglaise, de Marguerite Duras, mise en scène Jacques Osinski. Théâtre de l’Atelier, jusqu’au 30 novembre.