Avec tact et sensibilité, Dorothée Munyaneza restitue dans  Inconditionnelles de Kae Tempest, créé au Théâtre National de Strasbourg, les aspirations d’une jeune femme détenue.

Elle entonne I Can’t Stand the Rain d’Ann Peebles. Un peu plus tard elle danse, plutôt bien, sur I’m Every Woman de Chaka Khan. Bientôt elles sont deux à se démener en criant les paroles en chœur dans un merveilleux moment d’exultation. Cette explosion de joie est sèchement interrompue par une femme debout en retrait de la scène qui leur demande d’arrêter. Pas facile de se défouler quand on est en prison. Chess et Serena, interprétées respectivement par Grace Seri et Bwanga Pilipili, en font l’amère expérience. Incarcérées depuis plusieurs années, elles partagent la même cellule. Coupées du reste du monde, elles trouvent dans la musique un exutoire qui leur permet non seulement de tenir le coup mais aussi de se projeter ailleurs. C’est surtout le cas de Chess qui dès les premiers mots d’Inconditionnelles, pièce de Kae Tempest, traduite et mise en scène par Dorothée Munyaneza, s’exprime en slam, utilisant son corps et le sol comme percussions pour inventer des rythmes.

L’espace clos dans lequel évoluent les deux détenues est restitué sous la forme d’un revêtement noir quadrillé de blanc figurant les barreaux d’une prison, tandis qu’en fond de scène une toile, elle aussi noire, empêche tout accès sauf quand un pan se soulève laissant apparaître la stature massive de la gardienne. De cette isolation, figurée autant par les murs opaques que par la présence de ce cerbère apparemment inébranlable, Kae Tempest fait un puissant ressort dramatique en la mettant en situation sous un jour d’autant plus perturbant qu’elle est perméable à l’irruption du monde extérieur. Quand Chess danse dans la séquence évoquée plus haut, c’est pour remonter le moral de Serena revenue du parloir où elle vient d’avoir une visite de ses enfants. Après des années de séparation, elle a le sentiment d’être pour eux une étrangère et non leur mère. Devant bientôt bénéficier d’une libération conditionnelle, la perspective d’affronter la vie au-dehors l’angoisse. Comme si elle se sentait mieux au sein de la prison ; et surtout blottie dans les bras de Chess. Car entre les deux femmes s’est nouée une intense relation amoureuse.

En exposant ainsi les sentiments éprouvés par les détenues, Kae Tempest souligne comment l’univers carcéral produit un décalage entre l’individu et la société qui complique d’autant plus sa réinsertion dans la vie sociale. De son côté, Chess souffre de n’avoir aucune nouvelle de sa fille Kayla. Chess participe à des ateliers avec Silver, une musicienne qui n’a encore jamais travaillé en prison. Après des préliminaires houleux, elle écrit des chansons qu’elle interprète elle-même dont une consacrée à sa fille. Silver enregistre et grave le tout sur un CD. À partir de là, la pièce pourrait ressembler à une banale success story. Sauf que les choses se compliquent. La libération de Serena est un coup dur pour Chess. Séparée de son amoureuse, accablée par la solitude, elle tente de suicider. C’est là qu’une fois encore le monde extérieur s’infiltre dans l’espace clos de l’univers carcéral quand la chanson écrite par Chess pour sa fille devient un tube viral sur You Tube.

Dorothée Munyaneza qu’on avait découverte avec Samedi Détente en 2014 puis Unwanted en 2017 au festival d’Avignon, évolue aux confins de la performance, de la musique – notamment le jazz et les musiques improvisées – et de la danse. Rien d’étonnant donc qu’elle ait trouvé en Kae Tempest, elle-même poète, dramaturge et musicienne, une âme sœur. Et dans ce spectacle sensible et vibrant, portée aussi par la complicité du compositeur Ben LaMar Gay, elle trouve le ton juste.

Hugues Le Tanneur

Inconditionnelles, de Kae Tempest, mise en scène Dorothée Munyaneza. Jusqu’au 15 novembre au Théâtre national de Strasbourg, Strasbourg (67). Puis du 20 novembre au 1er décembre au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris 75010. Le 5 décembre à l’Arc, Scène nationale du Creusot (71).