En créant Ihsane, le directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève rend hommage à son père et à la douceur d’un Islam oublié.
L’amour du père peut mener loin. Sidi Larbi Cherkaoui avait dix-neuf ans quand le sien nous quitta pour toujours. Il avait régulièrement amené son unique fils dans son pays d’origine, le Maroc. Depuis, Cherkaoui n’avait pas remis le pied dans le pays. Il y est retourné récemment, sur les traces de ses origines et de cette part en lui dont il n’avait jamais vraiment parlé. Si loin, si proche… Sa mère, Flamande, est venue assister à la première d’Ihsane, au Grand Théâtre de Genève. Et l’émotion était immense, après le spectacle comme pendant les 80 minutes de tableaux à l’opulence toute orientale. Flamboyante, généreuse, débordante de douceur, de sensualité et de joie de vivre, Ihsane est sans doute la production chorégraphique de la saison. De tableau en tableau se déploie une série de fantaisies qui témoigneraient d’un exotisme premier, si Cherkaoui ne parlait pas à partir de son expérience personnelle et intime remontant à l’enfance. De ce moment si déterminant de la vie, on retrouve dans Ihsane la part de rêve et l’étonnement permanent. Ihsane commence même dans une école, où une jeunesse bourdonnante suit le cours d’arabe dépensé par un professeur aux longs cheveux bouclés, qui tente de calmer son cheptel par quelques coups de baguette. Mais en un clin d’œil, ce décor qui a tout d’une authentique école locale, se transforme en un palais ou une mosquée…
Dans cet univers chatoyant, tout évoque l’ihsane, la bienveillance : Les robes, soyeuses comme chez Pina Bausch. La neige dorée qui tombe à la fin, telle une invitation à s’y immerger. L’énorme cube en moucharabieh qui descend lentement du plafond. La semoule qui passe de mains en mains comme dans un rite sacré. L’orgie florale en rouge, rose et blanc pour une ronde dansée la main dans la main par les vingt-deux danseurs genevois et les quatre invités spéciaux d’Eastman, la compagnie de Cherkaoui. Indéniablement, cette œuvre monumentale a une odeur d’eau de rose. Et elle pourrait témoigner du vide laissé par l’interruption abrupte de la relation au père et à l’environnement oriental, comme s’il fallait remplir tout cet abysse d’un seul acte débordant d’amour et de douceur. Le savoir-faire de Cherkaoui, sa relation avec les ateliers de costumes du Grand Théâtre de Genève qu’il dit particulièrement cordiale et la finesse des éclairages évitent à Ihsane de tomber dans le kitch. Dans un ballet romantique ou un opéra, ces tableaux seraient les bals à la cour. « C’est peut-être parce que j’ai mis en scène beaucoup d’opéras », dit Cherkaoui. Et il reconnaît d’assumer pleinement l’envie de retrouver ce regard enfantin, pur et émerveillé sur l’Orient.
L’harmonie, l’union et les unissons coulent de source. Cet univers sans rapports de force, où tout n’est qu’harmonie, sonne tel un rappel : Un autre islam est possible, comme le dialogue avec lui. La douceur fait même partie de son ADN. Et à la fin de la pièce, des échos de musique baroque et des chants grégoriens se mêlent aux mélodies et rythmes marocains qui flirtent avec le gnawa. Alors, Cherkaoui se laisse-t-il déborder par les émotions liées aux retrouvailles paternelles ? Si jamais tel était le cas, ce serait à bon escient. Car le Flamand à la veine marocaine n’est pas sans introduire la goutte de sang qui fait antidote aux excès d’eau de rose. D’une part, Cherkaoui-le-végétarien nous montre des images drôlement esthétiques de l’abattage rituel du mouton. Et il nous amène chez le boucher ! C’est la fête, mais il nous rappelle aussi, par un récit glaçant, le meurtre d’un jeune homme nommé Ihsane, par un acte d’une violence inouïe, aux relents racistes et homophobes. Peu probable que les assassins connaissaient la signification du mot d’ihsane. Mais c’st comme s’ils avaient voulu mettre à mort non seulement l’homme, mais l’idée-même de bienveillance. L’ampleur et l’exubérance d’Ihsane sont donc plus qu’un signe d’inclinaison devant les sentiments filiaux : une puissante revendication de force humaniste.
Arrive le ballet des bougies portées à la main, puis déposées au sol, qui nous rappelle le recueillement suite aux divers attentats islamistes. Ce qui n’est pas anodin. Le 13 novembre, jour de la première à Genève (où personne n’inspecte les sacs des spectateurs à l’entrée du théâtre), Paris rendit hommage aux victimes des attentats de 2015. « Cela signifie beaucoup pour nous de créer Ihsane ce jour précis », commente Cherkaoui.. Ihsane est un manifeste, et Cherkaoui un « guerrier de la beauté », terme revendiqué par Jan Fabre, comme Cherkaoui une grande figure de la ville d’Anvers. L’imagerie créée sur le plateau navigue par ailleurs entre orientalisme et peinture flamande. Et l’opulence d’Ihsane n’a donc rien d’anecdotique ni de candide ou de gratuit. A la fin, le groupe de musiciens et chanteurs, placés sur une estrade pour participer pleinement au spectacle, est dévoilé dans toute sa grandeur. Ce qui signifie pour Cherkaoui un autre retour aux sources. Il y a vingt ans, c’est avec des spectacles comme Apucrifu avec les chanteurs corses d’A Filetta ou Myth avec l’Ensemble Micrologus qu’il s’était forgé une identité artistique novatrice et singulière. Ihsane marque aussi un retour éblouissant à ce qui était peut-être la période décisive dans le parcours de Sidi (le sage) Larbi Cherkaoui (venant de l’est).
Ihsane de Sidi Larbi Charkaoui
Grand Théâtre de Genève. Plus d’infos sur www.gtg.ch
Jusqu’au 19 novembre
Paris, Théâtre du Châtelet
30, 31 mars et 2, 3, 4, 5 et 6 avril 2025