Lê Phô, Mai-Thu, Vu Cao Dam. Trois noms, trois remarquables peintres, trois vies entre le Vietnam et la France. Et une  belle expo du musée Cernuschi !

L’œil droit élargi sous la flexion en arc du sourcil confère au visage une suggestive asymétrie ; le cylindre rougeoyant, épais comme une cartouche, des cigarettes d’antan, exhale, fiché à la commissure des lèvres, le paraphe de sa fumée ; une virgule de cheveux noirs occulte en partie les plissements du front ; fond vert clair s’abolissant dans le sertissage d’une poussière cuivrée : cet autoportrait du peintre vietnamien Mai-Thu (1906-1980) date de 1927 et a la force de la simplicité. Physionomie vigoureusement bâtie, où se détachent ces accents au moyen desquels un visage reçoit, pour ainsi dire, le don de la parole. Ces traits révèlent indéniablement un caractère.

Lequel ? La question intéresse la psychologie, pas la critique d’art. Observons plutôt que lesdits traits nous apparaissent alors que nous n’avons fait que quelques pas dans cette exposition où la profusion le dispute à la netteté des lignes directrices esthétiques et historiques. Où les œuvres de Mai-Thu, donc, mais, avec lui, de ses deux amis et confrères, Lê Phô (1907-2001) et Vu Cao Dam (1908-2000), se doublent d’une irréprochable érudition contextuelle. Que cet autoportrait de Mai-Thu, donc, soit comme accroché au frontispice de l’exposition annonce la tonalité, l’ambition et la grande valeur de cette dernière. Car c’est bien une question de caractère qui la parcourt d’un bout à l’autre. Et qui, du Vietnam, où le trio fait son apprentissage, à la France où ils prennent leurs quartiers dans les années 30, ne cesse de se décliner et de se reposer. Quel est, quels sont, le ou les caractères propres cette peinture ? De chaque œuvre prise isolément ?

Question cruciale pour tout artiste ; plus encore quand, comme dans le cas de ces trois jeunes gens qui rentrent, au milieu des années 20, à l’École des beaux-arts de l’Indochine (EBAI), tout juste portée sur les fonts baptismaux, il s’agit de concilier des héritages culturels, pratiques et esthétiques très éloignés. Car à la tête de l’EBAI, il y a ce personnage sans lequel toute biographie d’artiste paraît sonner un peu creux – le maître. À savoir Victor Tardieu (1870-1937, et oui, c’est bien le père du génial Jean Tardieu). Lequel fut l’accoucheur de l’art moderne au Vietnam. Un art qu’il voulait pénétré des influences occidentales, sans doute (il suffit d’observer les travaux des élèves) ; mais un art qui ne couperait pas le cordon ombilical. Qui ne répudierait pas l’histoire et les traditions vietnamiennes. Il faut ici, à notre vif regret, passer rapidement, faute de place, sur les œuvres de cette première période. Signalons cependant, de Mai-Thu toujours, cette remarquable Femme à la cigarette où la tentation de la pure surface colorée est contrebalancée par des détails judicieusement choisis impliquant le toucher, tels ces deux doigts pinçant le rebord du chapeau. Signalons également que Vu Cao Dam s’engage d’abord sur la voie de la sculpture ; qu’il a laissé, le long de celle-ci, des œuvres attestant un grand talent ; mais qu’à Paris, il embrasse la peinture – plus rentable, elle.

Chacun pour soi(e)

Paris, justement. L’exposition retrace avec un grand souci d’exactitude les péripéties qui y conduisent notre trio dans les années trente ; elle tire aussi le fil individuel et collectif de leur destinée durant les années de guerre ; qu’il nous suffise ici d’indiquer que, sur le plan de la peinture, tous trois battent un temps même pavillon. Un pavillon de soie. Témoin ces Deux Baigneuses de Lê Phô (profitons d’une parenthèse pour signaler en passant au lecteur que Lê Phô est le père de Pierre Le-Tan, illustrateur de première force). Elles sont de 1939, ont quelque chose d’un Gauguin feutré, assourdi, et elles sont assises, littéralement sur de la soie. La soie et l’évocation d’un Vietnam flottant dans un halo d’irréalité : tel est le caractère des œuvres de chacun de nos trois peintres – caractère indubitablement « vietnamien », qui répond au goût du public français.

Le temps passe ; les voies esthétiques divergent ; chacun s’affirme à sa façon dans la France de la seconde moitié du XXe siècle. Lê Phô retrouve la toile et l’huile. Et ses Jeunes femmes arrangeant des fleurs (années 60) sont une fête sensorielle d’éclaboussements lumineux. Mai-Thu, lui, demeure attaché à la soie. Quant à Vu Cao Dam, sa très belle Maternité jaune (1993), sous influence chagallienne, semble peinte depuis ce lieu de l’esprit où les images de l’histoire de l’art se fondent dans les productions à la fois universelles et intimes de la rêverie. Ce lieu qui, chez le spectateur, accueillera au sortir de l’exposition quelques-unes des œuvres qu’il y a vues.

Lê Phô, Mai-Thu et Vu Cao Dam. Pionniers de l’art moderne vietnamien en France, musée Cernuschi, jusqu’au 9 mars

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