Bruno Mantovani et Dorian Astor signent un opéra sur le voyage des écrivains français à Weimar en 1941 : une prouesse de théâtre musical. Voyage d’automne vient d’être créé au Capitole de Toulouse.  

Qu’elles sont rares ces soirées d’où l’on sort en se disant « enfin ! » Enfin un opéra contemporain qui n’est ni une cantate blafarde, ni une mise en espace paresseuse. Enfin une création lyrique qui ne s’enlise (et ne s’étouffe) pas dans ses propres concepts. Enfin du théâtre, du vrai ; non pas de l’opéra « à la papa », mais une belle et forte œuvre de théâtre musical, qui ne cherche pas à être autre chose qu’elle-même : c’est-à-dire un opéra, au sens le plus noble du terme. 

Le projet était pourtant hardi et terriblement « casse-gueule » : mettre en mots, en musique et en scène le voyage des écrivains français à Weimar, à l’automne 1941. A l’invitation de Goebbels, un quarteron d’auteurs collabos sont partis à la rencontre de leurs homologues allemands, tout gorgés de leur vacuité, de leur narcissisme et de leur commode aveuglément. Ainsi Jouhandeau, Chardonne, Brasillach, Fernandez et Drieu ont-ils été les étendards officiels de la collaboration littéraire, l’espace d’un long périple en train. 

De cette page peu glorieuse de l’histoire des Lettres, Dorian Astor à tiré un livret remarquable d’efficacité théâtrale et d’équilibre. Chacun de ces tristes sires est caractérisé avec une profonde connaissance de la période et de chaque auteur, et l’ensemble est mené, rythmé, balancé, comme un véritable scénario de cinéma. 

Il faut dire que le librettiste à travaillé main dans la main avec le compositeur Bruno Mantovani, qui est hanté par ce projet depuis quinze ans. L’auteur d’Akhmatova est fasciné par les liens entre les artistes et le pouvoir, et il livre aujourd’hui ce qui est -sans doute- son œuvre la plus accomplie. En plongeant dans la psyché de ces personnages tourmentés et ambigus, Mantovani nous offre une partition d’une richesse inouïe, tour à tour sinueuse, glaçante, frénétique, qui ne ressemble à aucune autre. Le compositeur épuise toutes les possibilités que le langage opératique offre à un musicien, se jouant des conventions du genre (duos, trios, chœurs…) avec une inventivité roborative. Il y a une gourmandise évidente dans cette partition généreuse, qui culmine lors de l’apparition de Göbst (comprenez Goebbels) incarné par un contre-ténor, et dont la scène provoque une sidération semblable à l’apparition de la Sphinge dans l’Œdipe d’Enesco ; autre pinacle : le superbe et aérien quintette à capella des cinq écrivains, qui viennent d’être témoin de l’impensable… Hypnotique ! 

La mise en scène fine et sans jeu de manche de Marie Lambert Le Bihan contribue avec grand intelligence à cette hypnose. Les décors d’Emmanuele Sinisi figurent une sorte de no man’s land onirique proche de la science -fiction, rappelant bien dans quel monde abstrait, affranchi de tout, à vécu une certaine Europe pendant ces années. On songe parfois à la grisaille nébuleuse du Moloch de Sokhourov. Et l’on est troublé de voir ces personnages plus vrais que nature, se mouvoir sous nos yeux, avec un mimétisme poisseux. 

L’ensemble de la distribution est ici à saluer, car chacun incarne avec une rare intensité « son » salaud. Le veule Brasillach de Jean-Christophe Lance, le Fernandez paillard d’Emilie Gonzales Toro, le Chardonne plein de morgue de Vincent Le Texier, le Drieu nihiliste et charmeur de Yann Beuron. La trouble relation entre l’Allemand Gerhard Heller et le Français Marcel Jouhandeau sert très intelligemment de colonne vertébrale au livret, et les deux personnages sont admirablement campés par Stephan Gens et Pierre-Yves Plutôt. Enfin, la palme est peut-être remportée par le Göbst (Goebbels, donc) du contre-ténor William Shelton. 

Il va de soi qu’un tel projet ne saurait être monté sans un chef investi et passionné. A la tête d’un orchestre du Capitole au cordeau, Pascal Rophé enflamme la partition dont il exalte tous les climats. 

Bref : un formidable travail d’équipe, qui est aussi une vraie leçon de théâtre, de musique et d’Histoire.

Voyage d’automne, de Bruno Mantovani et Dorian Astor, Opéra National du Capitole de Toulouse.