Le compagnonnage de deux saisons entre Alexandre Tharaud et l’Opéra Orchestre National de Montpellier s’est ouvert sur un récital qui interroge l’infinité.
Par Cécile Balavoine
Le temps, disait Einstein, n’est qu’illusion. L’espace aussi sans doute. Dans cette salle du Corum, pleine en ce vendredi soir brumeux de décembre, on croirait, lorsqu’il arrive à petits pas sur scène, sortant de derrière un rideau, souriant, discret, qu’Alexandre Tharaud est un ami que l’on a prié de venir jouer chez nous. Pourtant, c’est devant 700 spectateurs que le soliste entame sa résidence à Montpellier, avec un récital consacré à son disque de transcriptions de Bach, mais aussi à Ravel et Dukas. Enveloppé par un halo de lumière, dans l’obscurité la plus complète, rare aujourd’hui dans les salles de concert, face à un mur de granit rose et un Steinway dont on voit les entrailles or et rouges se refléter dans l’abattant, il nous offre un geste intime, celui de chausser ses lunettes avant de faire résonner un extrait de la Passion selon saint Matthieu. La caresse délicate des premières notes, la limpidité dans les pianissimi, le toucher qui progressivement se fait plus appuyé, en ascension vers la véhémence, éblouissent. Et puis, presque sans transition, le pianiste se lance dans la célèbre Sicilienne, immense par la simplicité avec laquelle il l’aborde, la dépouillant de toute afféterie. Perlante, reposante, c’est une berceuse pour l’esprit. En maître des silences, il ménage des agogiques et des instants d’introspection, là où on ne les attend pas. Ses phrases s’étirent puis elles s’emballent, et le temps s’assouplit, s’apprivoise, devenant une matière malléable, comme une glaise pour un plasticien. Pensées pour un piano moderne, où la pédale, pudique et précise, trouve sa place juste, les transcriptions de Bach qu’Alexandre Tharaud a façonnées année après année nous donnent à entendre un compositeur devenu presque notre contemporain. Et l’alternance des pièces sacrées et profanes, d’une Passion à une gigue, en gomme la distinction, fait ressortir une autre forme de foi, en l’existence, surgie indifféremment de la danse ou de l’église. Ne reste ainsi que l’essentiel, élans humains, fougue, frénésie, chagrin, mélancolie, profondeur surtout. Et les mouvements contraires, aussi, de l’écriture musicale : les grandeurs quasi opératiques de laPassion, la spiritualité quasi mystique d’une sarabande ou d’une allemande.
Bach nous parle déjà de Miroirs, donc, bien avant ceux de Ravel, mouvants, d’une fluidité et d’une clarté coruscantes sous les doigts du soliste, qui inaugurent la seconde partie du récital. Là encore, on ne peut que mesurer ce sens du temps, savant et instinctif, qui habite Alexandre Tharaud. Son index se pose, longtemps, sur le clavier, avant les envolées des Oiseaux tristes. Les échos fantastiques, presque fantasmés, de la main gauche, sont quant à eux si puissants que l’on s’extirpe de sa rêverie dans Une barque sur l’océan en se demandant si un autre pianiste ne se serait pas caché quelque part en coulisses pour décupler les sons et impressions. Enfin, c’est L’Apprenti sorcier, où la main gauche s’empare du fameux thème, repris en fugue, et Dukas en revient à Bach, malgré l’extravagance théâtrale de la pièce, exprimée sur l’amplitude entière du clavier, avec force glissandos et trilles. Enfin, en généreux ami, Alexandre Tharaud ne nous offre pas moins de trois bis pour refermer cette boucle infinie du temps, celle qui relie toutes les musiques. De l’Hommage à Edith Piaf de Poulenc, l’un des derniers de cette lignée de musiciens français qui comme D’Indy ou Ravel, s’étaient passionnés pour les grands maîtres d’antan, au Padam de la même Môme, dansant à souhait. De l’ère baroque, donc, à l’air populaire.
Parmi les prochaines dates d’Alexandre Tharaud à Montpellier, une Masterclass le 11 janvier 2025, et Debout dans la nuit, une lecture de poésie avec Rima Abdul Malak, le 12 janvier 2025. Plus d’infos sur https://www.opera-orchestre-montpellier.fr