C’est un exploit ; c’est le grand roman de cette rentrée d’hiver. Nathalie Azoulay, très fine observatrice des détails des comportements humains, a réussi dans un délai record, sans recul ou presque, à retranscrire ce que beaucoup ont vécu, dans leur chair et leur esprit, après le 7 octobre. Juifs et non Juifs. Ces Vies de Théo (POL) est une sorte d’instantané, une photographie des sentiments, des émotions, des pensées qui ont traversé nos vies d’Occidentaux, de Français. Azoulay le réalise avec une impressionnante maestria, à travers un petit théâtre bien huilé, tragique bien sûr, mais jamais loin de la comédie. On n’irait pas jusqu’à dire vaudevillesque, mais presque ; on n’irait pas jusqu’à dire Seinfeldesque, mais presque aussi. La tentation de la légèreté est évidente dans ce roman grave : Les Demoiselles de Rochefort ponctue à plusieurs reprises le roman. C’est l’élégance d’Azoulay de ne pas nous enfoncer la tête dans les sables du Moyen-Orient. 

Au centre de ce petit théâtre (de marionnettes), il y a le couple parisien Léa/Théo. Léa, avocate, est française et d’origine juive, mais de très loin ; Théo est un Franco-Allemand, critique d’art reconnu, spécialiste d’oeuvres traitant de la Shoah. Par sa mère, allemande, il se sent investi d’une mission rédemptrice à l’endroit des juifs. Il n’y a pas plus philosémite que lui. C’est alors que l’histoire entre dans leur vie, comme elle entra dans la famille de la Pastorale américaine de Philip Roth : pour tout détruire. Elle entre aussi dans celle des personnages qui gravitent autour d’eux, la sœur Rose et son mari goy Benjamin, les parents de Léa, ceux de Théo, leur fille Noémie. Le 7 octobre : implosion donc de l’équilibre familial. Léa, l’Antigone du livre, devient un soutien inconditionnel d’Israël, seule et encore seule, contre vents et marées, et tiendra sa position jusqu’au bout : « Léa avait beau dire qu’elle ne les haïssait pas (les Arabes), elle disait aussi comment puis-je aimer qui me hait ? » Théo, après la mort de sa mère, se désolidarise lentement mais sûrement d’Israël, des juifs, de Léa, qu’il ne supporte plus dans ses ruminations sur Israël, sur l’antisémitisme : « Théo comprenait mais Théo n’aimait pas la haine » ; la sœur Rose se tient un temps sur la position de sa sœur, mais finit par la lâcher, Israël étant « une tache », pour elle, trop lourde à porter : elle aurait préféré ne jamais avoir été juive. Préfère partir s’amuser au Brésil. Il y a Dan, le cousin-amant de Léa, incarnation d’un pseudo-inceste, censé révéler plus que tout autre chose une tendance à l’entre-soi de la famille Woks. Enfin, il y a la fille de Léa et Théo, Noémie devenue Marie, fervente catholique au grand désespoir de sa mère. La transmission est chose compliquée ! Le cœur de la mécanique du roman est là : c’est la tectonique des plaques. Le 7 octobre déclenche des déplacements psychiques, physiques, des uns et des autres. Plus personne n’est à sa place, et l’on assiste si je puis dire en direct, à l’effondrement d’un édifice familial. La guerre en Israël engendre une guerre intime aux dégâts irréparables.

La question passionnante qui traverse tout le livre, a pour nom Kavod, cité à plusieurs reprises dans le roman. Ce terme, central dans le Talmud, a plusieurs sens, dont celui de la place de chacun. Où est ta place ? Quelle est ta place ? L’occupes-tu pleinement ? Artificiellement ? La connais-tu ? Y es-tu solidement ancré ou simplement retenu par quelques fils (à la patte) ? Que pèsent réellement tel ou tel avis, telle ou telle pensée, dans ta vie ? Quand le Kavod se déséquilibre (chacun n’est plus bien à sa place), les relations se détériorent. C’est ce qui arrive à Théo et à Léa. En quelque sorte, Léa connaît un Kavod excessif, dû à la rage qu’elle éprouve, qui l’ancre trop dans sa judéité, jusqu’à ne plus accepter aucune altérité. Théo, lui, apparaît pour ce qu’il est, représentant l’archétype contemporain du personnage flottant, sans place précise. Un être en suspension. De philosémite il devient orientaliste, tombant amoureux d’une Libanaise chrétienne (comédie), Maya, anti-israélienne convaincue, et finit par adhérer à sa vision du monde. Azoulay fait au passage une satire du milieu de l’art, Théo devenant l’archétype de l’opportuniste : la Shoah ne remplissant plus les salles, pense-t-il, les fonds arabes se déversant à l’infini, s’intéresser à l’Orient n’est peut-être pas une si mauvaise idée. Suivez mon regard.

La fin du roman est tranchante : même si Léa dit que « l’altérité lui manquait » et Théo de lui répondre que « trop d’identité faisait suffoquer », chacun se replie dans son camp, son identité, son histoire. Théo finit avec une Virginie, bretonne comme lui ; le clan juif de Léa se reforme. Le roman scelle l’échec de l’altérité possible. Une vérité de circonstance, à n’en pas douter, réversible en d’autres temps.