« Lorsqu’un fou jette une pierre au fond d’un puits, même un millier de sages ne pourra pas la remonter. » La métaphore est forte. Elle a marqué Mohamed Sifaoui, qui a publié un essai dense, documenté, riche et équilibré sur le Hamas, une organisation terroriste qui veut déstabiliser et embraser l’ensemble du Proche-Orient par son fanatisme sans limite. Pour faire d’Israël une Terre d’Islam, rien de moins.

La métaphore du « puits » signifie que certaines actions ont des effets tellement considérables que leurs conséquences désastreuses seront irréversibles. Elle a été prononcée par un homme sidéré, un ministre abasourdi par l’horreur absolue que lui inspirait le mal irréparable commis lors de cette funeste journée du 7 octobre dans le sud d’Israël.

« Le Déluge d’Al-Aqsa » a fait près de 1200 morts civils et militaires, une fois les grillages frontaliers franchis, avec une étonnante facilité. En ce jour de fête religieuse, beaucoup de soldats israéliens affectés à la surveillance de la frontière avec Gaza avaient obtenu une permission. Viols et assassinats de femmes, d’enfants, de jeunes pacifistes du festival de musique Nova, abattus à l’aube comme ces vieillards des kibboutzim Beeri, Nir Oz, Kfar Aza. Et des Bédouins arabes venus du Néguev, mitraillés indifféremment, car forcément traitres à la cause. Les soudards du Hamas font près de 250 otages. Avant de se replier avec ces hommes et ces femmes captifs, comme des mauvais génies apparaissant et disparaissant aussi vite qu’ils le souhaitent des entrailles de cette enclave de 2 millions d’habitants pour 365 km2 – trois fois la superficie de Paris. Pour s’enterrer durablement dans plus de 600 kms de tunnels, d’après les chiffres de Tsahal.

Le ministre qui exprimait sa sidération sous l’effet du choc des massacres de la journée du 7 octobre 2023, avec cette métaphore puissante et imagée, n’était pas israélien mais membre du Hamas. Il était ministre des Télécommunications de l’organisation islamiste de Gaza, arrêté par Tsahal, peu de temps après le 7 octobre. Nous sommes alors courant octobre 2023 et le plus extraordinaire est que Tsahal n’exclut pas qu’il soit sincère dans ses propos. Car le ministre capturé peut déjà mesurer les conséquences incalculables de cette journée d’horreur pour toute la région, pour Gaza, et pour sa propre organisation, le Hamas.

Il n’a pas tort. Pour se défendre, ce ministre accuse l’instigateur politique de cette opération terroriste insensée, pour laquelle le Hamas a fini par présenter ses « excuses » en mars 2024 aux Palestiniens. Après avoir estimé que des « sacrifices » étaient nécessaires pour la « libération » de la Palestine, c’est-à-dire Israël dans ses frontières les plus larges.

L’instigateur pointé du doigt, le cerveau des massacres, c’est Yahia Al-Sinwar, homme fort de Gaza depuis qu’il a été relâché avec près de mille prisonniers, en 2011, en échange du caporal franco-israélien Gilat Shalit, fait prisonnier en juin 2006 par le Hamas.

« Tête brulée », « mégalomane », dit le ministre des Télécommunications de son propre patron. Sifaoui ajoute que Al-Sinwar – tué par l’armée israélienne le 16 octobre 2024 – était un redoutable organisateur de réseaux, souvent mis à l’isolement pendant ses 22 années de prison en Israël. « L’émir » ensorcelait tous ceux qu’il approchait pour le suivre dans son combat. Il pilotait des opérations politiques, sociales, religieuses, militaires et les exécutions des gêneurs depuis sa cellule. Incarcéré, il pratiquait à merveille la taqîya (« dissimulation de sa foi, sous la contrainte ») à un niveau tel qu’il embobinait même ses geôliers. Sa mémoire encyclopédique, sa connaissance fine de la société israélienne bluffaient même ses ennemis. Il a toujours lu avec assiduité la presse locale en hébreu, étudiant consciencieusement l’histoire du peuple juif.

A peine sorti de prison, Al-Sinwar est un digne successeur du Cheikh Ahmed Yassine (1937 – 2004), à la tête du Hamas qu’il a fondé en 1987 comme une branche para-militaire des Frères musulmans, au moment de la première Intifada – « la guerre des pierres ». Tétraplégique à 12 ans, à la suite d’un accident de football, sourd et presque aveugle, Cheikh Yassine avait néanmoins eu onze enfants après ses études au Caire. Fasciné par la Révolution de 1979 venue d’Iran, qui reste aujourd’hui le principal parrain du Hamas, Yassine deviendra le chef spirituel incontesté des islamistes palestiniens. Assis dans son fauteuil roulant, il était porté en triomphe par les miliciens, la tête ceinte du bandeau vert du Hamas, comme un symbole invincible de cette enclave martyre de Gaza, entravée mais fière. Yassine lance la deuxième Intifada en 2000, avant d’être assassiné par un hélicoptère israélien en mars 2004.

Mohamed Sifaoui insiste sur cet aspect fondamental du fonctionnement et de la discipline interne du Hamas (qui signifie « ferveur, zèle » en arabe), quintessence de l’islamisme politique armé, issu de la pensée des Frères musulmans, nés en 1928 au Caire. Ces derniers sont les seuls interlocuteurs qu’Israël avait trouvés quand l’Egypte s’était retirée de Gaza en 1967 à la suite de la Guerre des Six-jours.

Le gouvernement israélien combat déjà sur d’autres fronts l’OLP – Organisation de Libération de la Palestine – bien plus laïque, de Yasser Arafat, avec qui Yitzhak Rabin signera les Accords d’Oslo en 1993, avant la mort d’Arafat en 2004.

Tel-Aviv avait vu dans l’islamisme politique des Frères musulmans puis du Hamas un contre-feux utile pour lutter contre l’influence de l’OLP, qui opérait depuis les pays frontaliers. Israël avalise les transferts de financements vers les Frères musulmans puis plus tard vers le Hamas pour la construction de mosquées et pour la gestion en direct des habitants de Gaza.

Mais ce que Tel-Aviv n’avait pas voulu voir en face, c’est la conception de l’Islam diffusée par les dirigeants du Hamas. Un Islam millénariste et littéraliste, envisagé dans sa plus stricte rigueur religieuse (la charia) et organisationnelle. Cette rigueur accepte la taqîya et également la tadhiya, qui est un repli tactique temporaire, sous forme d’accalmies trompeuses, de cessez-le-feu factices, typiques des jeux du chat et de la souris pratiqués pendant toutes ces années de confrontation avec Tel-Aviv. Le Hamas a toujours su se montrer conciliant quand il était faible et dur quand il savait qu’il aurait le dessus.

Suivant la « Feuille de route » vers la paix, Israël a quitté Gaza en 2005 au profit de l’Autorité palestinienne présidée par Mahmoud Abbas. C’était avant que le Hamas n’y renverse le Fatah, issu de l’OLP, après les élections de 2006, pour s’arroger les pleins pouvoirs par la force la plus brutale. L’Autorité palestinienne et son gouvernement terne et corrompu se sont repliés aujourd’hui en Cisjordanie, avec toujours le vieux Abbas, 89 ans, à sa tête.

Mohamed Sifaoui explique par de nombreux exemples comment Israël a pu se faire « endormir » à maintes reprises par des demandes de conciliation de la part du Hamas. Ce dernier pouvait décréter un moratoire de plusieurs mois ou de plusieurs années sur les salves de roquettes envoyées sur Israël depuis Gaza – mode opératoire classique de ses démonstrations de force – affichant ainsi sa « bonne volonté ».

Depuis presque vingt ans, le Hamas régente avec un autoritarisme sanglant la Bande de Gaza en liquidant ses concurrents, tout comme les groupuscules de « fous de Dieu » gazaouis qui voudraient lancer des opérations commandos sur Israël : les affaires ont besoin de stabilité. Le Hamas règne seul à Gaza sur les systèmes d’impôts et de taxes d’importation. Sur les circuits d’accaparement des subventions étrangères – provenant essentiellement des pays occidentaux – qui font tourner tant bien que mal l’économie sous perfusion de Gaza, sous le contrôle lointain de Tel-Aviv. Et c’est sans compter les financements plus directs du Hamas par ses sponsors régionaux, Iran et Qatar principalement, Turquie et Russie également, etc.

« Notre objectif est de libérer notre Terre et d’y assurer le retour de notre peuple », évocation implicite à la Nakba, la catastrophe du grand déplacement de population de 1948, au moment de la création d’Israël. « La résistance est un outil pour atteindre ce but », précisait cet adjoint de Kahled Mechaal, ex-chef du Bureau politique du Hamas, cité par Sifaoui. La « résistance » coûte cher et se nourrit de l’exploitation économique du territoire de Gaza, de ses liens transfrontaliers, des transferts de fonds internationaux et de son économie de guerre, qui justifie un verrouillage absolu de l’économie au profit des actions du Hamas.

Gaza et l’intégralité du territoire israélien sont considérés comme sacrés et inviolables pour les islamistes du Hamas, qui s’opposent aux Accords d’Oslo et à toute configuration qui envisagerait un compromis. L’idée de la création de deux Etats leur est insupportable. Le Hamas fait comprendre sa position aux Gazaouis, privés de toute liberté d’expression, avec la plus grande intransigeance possible. Il manifeste peu d’égards pour les habitants de Gaza : son objectif de victoire et de destruction d’Israël prime sur tout le reste. C’est l’axe central de sa Charte, qui affirme clairement que « du Jourdain à la mer », l’Islam doit s’imposer, quelles que soient les souffrances endurées et les sacrifices que devront supportés les Palestiniens. Sifaoui cite un dirigeant du Hamas : « Il faut rendre la vie littéralement impossible aux Israéliens pour qu’ils quittent notre Terre. Ils sont tous bi-nationaux et il faut les pousser vers les aéroports pour qu’ils partent ! ».  

Mohamed Sifaoui analyse le Hamas comme une structure sectaire islamiste, intolérante envers ses propres membres. Sa gestion territoriale est exclusive, mafieuse et intransigeante. Il y a fondamentalement, nous dit l’auteur, une véritable absence de considération pour une population gazaouie et son émancipation politique, économique et sociale. La clef pour comprendre le logiciel du Hamas est celle-ci : les Palestiniens sont un simple outil de l’islamisation la plus stricte de cette partie du Proche-Orient, dont le retour à un statut de Terre d’Islam n’est qu’une question de temps et de patience. La patience, voilà ce que veut bien concéder le Hamas aux Gazaouis, qui endurent les frappes israéliennes depuis plus de 15 mois, car « la victoire est au bout du chemin »…

Mohamed Sifaoui mentionne trois exemples  – très documentés, soutient-il – de cette emprise absolue qui fait peu de cas du sort des Gazaouis eux-mêmes : les tunnels sont à l’usage unique du Hamas qui n’a construit aucun abri pour la population ; quand Tsahal n’a pas besoin d’un effet de surprise et prévient les Gazaouis de ses frappes via des alertes électroniques ou des tracts, « les hommes du Hamas empêchent souvent les civils de partir » ; la population est utilisée comme boucliers humains quand des camps de réfugiés ou des écoles dissimulent des bunkers du Hamas à l’insu des habitants.

Le Hamas et son bras armé, les Brigades Al-Qassam se terrent sous des immeubles d’habitations, des hôpitaux, et même des sites de l’UNRWA, l’agence onusienne qui aide les Gazaouis, précise Mohamed Sifaoui.

A ce sujet, il indique que le travail de l’UNRWA ne se fait qu’avec l’aval du Hamas. « L’extraordinaire intrication architecturale et fonctionnelle de l’infrastructure offensive du Hamas avec les équipements de l’UNRWA » est un « secret de polichinelle » accuse Sifaoui, reprenant cette phrase de l’avocat François Zimmeray, soutien des victimes du 7 octobre.

Le décompte macabre de la guerre tel qu’annoncé depuis 2023 par le Hamas additionne sans vergogne, civils gazaouis tués, miliciens du Hamas frappés et adversaires politiques liquidés par le Hamas lui-même, dans un « body count » invérifiable, d’après Sifaoui.

Tiraillée depuis des années entre, d’un côté, ses soutiens turcs, syriens, qataris, iraniens, russes et ses dirigeants basés au Qatar avec à sa tête Ismaël Haniyeh (abattu à Téhéran en juillet 2024, inhumé à Doha) et, d’un autre côté, Al-Sinwar, qui gère en direct Gaza d’une main de fer, l’unité internationale du Hamas n’est plus qu’une façade depuis longtemps.

Al-Sinwar a pris tout le monde par surprise, en puissance de feu et en capacité d’action. Il a lancé le 7 octobre sans même en informer dans les détails Haniyeh, ni Téhéran, qui furent ensuite obligés de broder dans la surenchère verbale pour ne pas montrer leur méconnaissance de l’opération. Les sponsors du Hamas s’attendaient probablement à une opération d’incursion plus classique avec « seulement » des prises d’otages, suppose Mohamed Sifaoui. Mais pas un tel déchainement barbare, qui appelait d’inévitables représailles de la part de Netanyahou, trop content – si on ose dire – de trouver, grâce à cet inespéré casus belli, un moyen d’unifier la société israélienne derrière son nom, au moment où les manifestations monstres se multipliaient dans les grandes villes israéliennes contre ses projets de réformes politiques et juridiques. La guerre d’éradication du Hamas, annoncée avec la plus grande solennité par le gouvernement israélien, vengera l’humiliation subie par les services de renseignement – qui n’ont rien vu venir – et la barbarie exercée et filmée contre les civils.

L’assaut du 7 octobre était-il une façon pour l’Iran chiite de reprendre la main, à la suite de la normalisation voulue par les Accords d’Abraham de l’été 2020, conclus entre les Etats sunnites du Golfe persique et Israël ? Probablement pas. Car au-delà du « cavalier seul » apparent de Al-Sinwar, on peut en effet émettre des doutes quant à la pertinence qu’aurait eu une telle entreprise pour Téhéran, dans la perspective d’un plan global stratégique de plus grande ampleur et sur le temps long.

La suite donnera tristement raison aux détracteurs chiites d’Al-Sinwar, qui constatent l’effet boule de neige désastreux pour les forces islamistes chiites : affaiblissement du Hamas à Gaza et du Hezbollah au Liban, chute de l’allié syrien, ripostes israéliennes contre les attaques de cargos par les Houthis du Yémen en Mer rouge… Et symétriquement, renforcement de l’emprise turque en Syrie aux dépens de l’Iran, repli de l’allié russe, prééminence des faucons sur les pragmatiques à Tel-Aviv…

En comparaison, la riposte d’avril 2024 de l’Iran, bien plus organisée et planifiée jusque dans ses conséquences, se différencie complètement du 7 octobre et de ses massacres opportunistes. En effet, l’Iran avait alors choisi de répondre de façon bien plus subtile à l’assassinat de certains de ses membres des Gardiens de la Révolution par Israël dans un immeuble diplomatique de Damas. En représailles, la puissance du feu iranien qui s’est abattu sur Israël fut spectaculaire mais gérable par son Dôme de fer, dans un pas de deux étonnant entre les deux pays :  je t’envoie du très lourd, à toi de savoir esquiver. Ce qui fut fait.

Alors, quel avenir pour le Hamas, dans un tel contexte international ?

Mohamed Sifaoui pense qu’il est possible d’anéantir une armée de 60.000 hommes en armes, mais pas une idéologie aussi pernicieuse que celle du Hamas, qui conditionne les âmes et les cœurs des Gazaouis dès leur plus jeune âge. « Mais vous pouvez au moins l’empêcher d’agir », veut croire Sifaoui.

Aussi incontestables et tragiques que soient les dizaines de milliers de morts « collatéraux » civils à Gaza, l’essayiste ne voit pas d’autres solutions que d’extirper le Hamas de Gaza en éliminant ses miliciens jusqu’au dernier. Pour envisager enfin d’en faire une terre de discussion et de développement, libérée de cette emprise mafieuse et sectaire qui instrumentalise son peuple pour imposer son idée d’un Proche-Orient entièrement sous la coupe autoritaire des islamistes, quoiqu’il en coûte aux populations civiles.

L’Etat de droit israélien a généré une démocratie qui fonctionne avec des règles et des normes. Celles-ci garantissent la liberté d’expression et le contrôle de l’action de l’Etat, au moins a posteriori. Mohamed Sifaoui déplore néanmoins les excès avérés et le manque de scrupules de l’actuel gouvernement de Benjamin Netanyahou et de ses ministres d’extrême-droite, qui rendent public leur manque d’empathie pour la vie des Gazaouis.

La guerre menée par Israël à Gaza et au Liban subit aussi l’influence de Benjamin Netanyahou, qui craint de perdre son poste de Premier ministre. Eventualité qui l’obligerait à faire face bien plus inconfortablement à ses casseroles judiciaires. L’humiliation féroce du 7 octobre joue indéniablement un rôle durable sur le programme de vengeances et de représailles que certains soupçonnent dans la planification de la guerre poursuivie à Gaza (et au Liban) par Tsahal.

Mais cette guerre – dont beaucoup d’observateurs internationaux questionnent la finalité – se fait de plus en plus au prix d’une image internationale fortement écornée pour l’Etat juif.

Mohamed Sifaoui estime que l’avenir de Gaza ne pourra s’envisager qu’avec les clans familiaux de Gaza – appelés localement Al-Houmoulla – une fois le Hamas anéanti.

Pour discuter, mais avec qui ?

Sifaoui évoque Mohammed Dahlan, soutenu par les Emiratis, ancien adjoint d’Arafat, ouvert d’esprit, farouchement opposé aux islamistes.

A nouveau, la figure de Marwan Barghouti refait surface. Emprisonné depuis 2002, profil crédible et apprécié des Palestiniens, il déteste le jusqu’au-boutisme des factions islamistes imposé par le Hamas. Il a milité pour les Accords d’Oslo et une voie du juste milieu plus raisonnable.

Evincé le 5 novembre 2024 au profit d’Israël Katz, qui a les faveurs des partis religieux et de l’extrême-droite, l’emblématique ministre de la Défense Yoav Gallant était trop associé à la relation d’Israël avec l’Administration Biden. Vêtu exclusivement du noir du deuil depuis le 7 octobre 2023, Gallant avait évoqué lors d’une ultime conférence de presse crépusculaire ses désaccords avec Netanyahou au moment de quitter son poste.

Gallant avait résumé en trois points ses dissensions sur la conduite de la guerre telle que Netanyahou entend la mener à Gaza.

Pourtant pas un « tendre » d’après les rapports de Washington – Gallant avait piloté la punitive expédition « Plomb durci » à Gaza à partir de 2008 – l’ancien ministre de la Défense a mentionné, ému, l’abandon des otages comme une éternelle « marque de Caïn », à jamais portée sur les dirigeants israéliens. Il a rappelé son souhait d’instaurer une Commission d’enquête sur les ratés incompréhensibles du 7 octobre 2023. Et exprimé sa volonté de ne pas permettre aux religieux ultra-orthodoxes de s’exonérer de la conscription militaire. Gallant avait déjà exposé ses divergences avec Benjamin Netanyahou sur les modalités d’une intervention qu’il aurait voulue plus rapide contre le Hezbollah pro-iranien au Liban.

En quittant son poste, Gallant avait aussi affirmé son choix pour l’avenir immédiat de l’enclave de Gaza. Il estimait – tout comme Sifaoui sur ce point précis – que le Hamas ne peut plus guère pratiquer qu’une guérilla désespérée. Il voudrait enfermer Gaza dans ses frontières, avec des incursions épisodiques de Tsahal, qui renoncerait à une présence permanente. Yoav Gallant avait évoqué début 2024 l’idée d’accepter, sous certaines conditions strictes, la présence d’une force multinationale à Gaza. Cette perspective était plus pragmatique que celle des idéologues des partis religieux, pierre angulaire du gouvernement Netanyahou. Ces derniers transformeraient volontiers Gaza en « parking de supermarché », après en avoir fait partir ses derniers habitants vers les pays arabes limitrophes.

L’élection de l’imprévisible Donald Trump, début novembre 2024 aux Etats-Unis, a été un véritable soulagement pour Netanyahou. Trump s’est toujours présenté en soutien inconditionnel de Tel-Aviv, fournissant armes et appuis diplomatiques sans sourciller, déplaçant même l’ambassade des Etats-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem lors de son premier mandat, en 2018. Geste hautement symbolique en Terre sainte, que personne n’aurait osé auparavant.

Les plus exaltés évoquent désormais une reprise en main musclée – une « annexion » ? – de la Cisjordanie, que les partis religieux n’appellent plus que sous sa dénomination biblique, la Judée-Samarie. Netanyahou espère a minima poursuivre son opération méthodique de destruction systématique de ses ennemis immédiats, pendant encore un moment, débarrassé des scrupules de Yoav Gallant et des mises en garde ambiguës des Démocrates américains.

L’ironie de l’histoire qui s’écrit sous nos yeux a réuni Gallant et Netanyahou sous les mêmes chefs d’accusation pour le mandat d’arrêt émis par la Cour Pénale Internationale. La CPI dénonce des crimes de guerres et des crimes contre l’humanité. « Une nouvelle Affaire Dreyfus !» a tempêté l’inoxydable « Bibi » Netanyahou. La CPI poursuit également Mohammed Deïf, patron des Brigades Al-Qassam du Hamas, considéré comme le commandant militaire du pogrom du 7 octobre, probablement tué en juillet 2024 dans la région de Khan Younès, au sud de Gaza.

Les possibles répercussions indirectes du conflit ukrainien sur les tensions au Proche-Orient ne peuvent que renforcer les préoccupations de tous les bons connaisseurs de la région.

Wolodymyr Zélensky courtise d’autant plus Donald Trump depuis sa réélection que son nouveau BFF (« Best Friend Forever », mais pour combien de temps ?), le multi-milliardaire Elon Musk, fait peu de cas de l’Ukraine. Son armée dépend grandement du réseau Internet par satellites Starlink (Musk a déjà menacé par le passé de couper la connexion du ciel ukrainien).

Le Hamas pourrait-il espérer un regain d’intérêt de la part de l’Iran ou d’une nouvelle Syrie conciliante, si un « deal » de Trump sur l’Ukraine voyait Poutine y accepter un accord de cessez-le-feu avec Zélensky, en échange d’un retour mesuré (et toléré par Washington, tant qu’il ne constitue pas un réel danger immédiat pour Tel-Aviv) de la Russie au Proche-Orient (récupération des bases militaires maritimes du littoral syrien, renforcement des liens avec Damas et Téhéran…) au bénéfice indirect de la galaxie islamiste shiite proche de Téhéran, très affaiblie actuellement, incluant le Hamas ?

La position de Poutine et ses liens avec la Turquie et l’Iran – malmené par des contestations internes – sont toujours regardés à la loupe.

Son soudain lâchage, fin 2024, de Bachar El-Assad a surpris (et paniqué les partenaires africains de Moscou, qui ne veulent pas être les prochains sur la liste). Le président syrien, au pouvoir depuis 2000, enfermé dans sa Tour d’ivoire, était devenu sourd aux demandes de stabilité réclamée par les pays limitrophes de la Syrie, de plus en plus morcelée sous la pression des factions turques, islamistes, kurdes, pro-démocratiques, etc. Toujours un mauvais signe pour ses dirigeants quand un pays sert de terrain de jeu économique ou d’expansion militaire pour les forces extérieures des pays proches…

Témoins de la partition de facto du territoire syrien, ses puissants voisins étaient aussi excédés par l’incapacité de Damas à contrôler les flux transfrontaliers et notamment le trafic de captagon dans toute la région, drogue du pauvre et source de revenus et de pression politique pour la famille Assad. La faillite du système politique et bancaire libanais avait aussi porté un coup fatal au fragile équilibre syrien, ignoré du clan Assad, déconnecté des réalités de « son » peuple.

La conquête de Damas sans combattre en décembre 2024 par des dirigeants islamistes salafistes en treillis – mais dûment cravatés pour les visiteurs occidentaux promptement reçus – représente évidemment une source d’incertitude majeure pour Israël.

Il faut bien constater que l’Etat hébreu apparait, début 2025, de plus en plus isolé au Proche-Orient, dans une position de maitrise relative de son destin, au milieu du maelstrom de destructions qui s’est emparé de la région depuis 15 mois.

La première mission des nouveaux maîtres de Damas est de rassurer les ethnies et les groupes religieux syriens traumatisés par 50 ans de règne des « bouchers de Damas », père et fils.  Ces salafistes en costumes-cravates s’affichent pour le moment en adeptes raisonnables d’une real-politik bien tempérée auprès de leurs interlocuteurs occidentaux et du Kremlin. Ce dernier souhaite avant tout conserver les bases militaires de Tartous en face de Chypre, relais indispensables pour ses avions et ses navires ravitaillant ses activités de business et de mercenariat en Afrique. Poutine explore également l’hypothèse d’un plan B comme base arrière de l’Africa Corps – nouveau nom de Wagner en Afrique ! – qui serait certes plus éloignée. Moscou pourrait ainsi s’installer plus avant en Libye, par la grâce de son allié le maréchal américano-lybien Haftar, seigneur de la guerre en Cyrénaïque (Est libyen). Anti-islamiste, Haftar est appuyé par l’Egypte et surveillé par Washington comme le lait sur le feu.

Le nouveau pouvoir syrien ne veut être perçu comme une menace par personne, pas plus par Israël et par le camp occidental que par les Shiites iraniens et leurs groupes para-militaires projetés dans la région, à l’instar du Hezbollah ou du Hamas, diminués par la chute du tyran syrien.

Time will tell. Wait and see …

Combien de temps peut encore durer cette guerre régionale sans fin ? A quel prix pour le Proche-Orient et ses peuples, de plus en plus dispersés, affamés, épuisés, désespérés… ?  Quel avenir, quelle stabilité géopolitique espérer pour les Israéliens, les Gazaouis, les Libanais, les Iraniens, les Syriens dans toutes leurs composantes… ? De tous les pays directement actifs sur le terrain militaire ou diplomatique depuis 15 mois, seuls peut-être les Turcs, qui ont vu le grand rival syrien s’effondrer, et les Qataris, qui parlent avec tout le monde – ils négocient la libération des otages israéliens avec le Hamas – auraient des raisons de se montrer optimistes.

Plus personne n’ose croire dans l’avènement d’une paix régionale prochaine, avant plusieurs années. Car Trump ne fera pas de miracle (durable), pas plus ici qu’ailleurs. L’idée de l’instauration de deux États, israélien et palestinien, paraît plus utopique que jamais. Même si respectivement, la Turquie, qui sort grandie de la chute d’Assad (aux dépens des Kurdes, notamment), l’Iran affaibli en interne (et à l’extérieur, avec des proxys lessivés, dont le Hamas) et Israël – maître d’un schéma stratégique guerrier qu’elle maitrise – n’ont pas forcément intérêt à court terme, pour ne pas davantage s’exposer, à externaliser outre mesure les tensions déjà existantes vers d’autres territoires que ceux où ces pays sont déjà impliqués par la force. 

Le coût humain et traumatique des conséquences de l’initiative du Hamas le 7 octobre 2023, et ses répercussions en retour, est considérable, dans une région à bout de souffle.

Gaza, Liban, Syrie sont financièrement ruinés et la reconstruction des villes et de la confiance entre communautés sera longue.  L’Europe fait de la figuration quand les deux grandes puissances militaires mondiales – USA et Russie – refuseront toute solution régionale globale sans leur assentiment.

Le Proche-Orient s’enfonce chaque jour un peu plus dans les ténèbres d’un puits sans fond, dont personne ne semble pouvoir l’en sortir. 

Hamas, plongée au cœur du groupe terroriste, de Mohamed Sifaoui, éditions du Rocher, 368 p., 22€