« Heureux comme un Juif en France ! ». Le vieux dicton yiddish d’Europe centrale – dérivé de l’aphorisme « Heureux comme Dieu en France », pays réputé accueillant pour les religions – résonne étrangement depuis le 7 octobre 2023. Dès le lendemain, alors que le conflit n’avait pas encore embrasé le Proche-Orient, on protégeait les synagogues et les actes antisémites se multipliaient en France.
Cette formule optimiste semble plutôt avoir été forgée tout exprès pour le jeune Edmond Fleg, futur écrivain, traducteur de textes sacrés, éditeur et penseur universaliste. Toute son œuvre témoignera de sa passion à montrer que la lettre et l’esprit du judaïsme sont porteurs d’espoir et d’une transcendance altruiste des cultures. Pour dépasser les origines et les croyances de chacun et tendre vers la paix et « l’harmonie » de la société humaine – Tivliout en hébreu.
Né Flegenheimer d’une famille juive de Genève ayant fui l’occupation prusse de l’Alsace, Edmond Fleg est un grand lecteur, curieux des textes et des rituels religieux, chrétiens ou juifs. Son brillant parcours l’amène au lycée Louis-le-Grand dans le Quartier-Latin. Il est comme un poisson dans l’eau dans ce Paris fin de siècle. Admis à l’Ecole normale supérieure, il sera reçu premier à l’agrégation d’allemand en 1900. Ce dilettante polyglotte voyage et s’émerveille de tout : musique, peinture, théâtre… Sa première pièce sera jouée au Nouveau Théâtre en 1904. Haïm Korsia décrit Fleg comme un de « ces Juifs qui voient dans la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » l’écho de la révélation du Sinaï et dans la France la concrétisation de la Jérusalem céleste ». Rien que ça ! Par l’acte d’émancipation de 1791, Paris a offert aux Juifs la pleine citoyenneté française. Les idéaux généreux de 1789 deviennent pour Fleg une boussole universelle. Heureux comme Fleg en France !
Passionnément épris du génie intellectuel français et de sa liberté d’esprit des Lumières, Fleg en oublie presque qu’il est Juif, emporté par un patriotisme qui le rendra presque barrésien – « le zèle des néophytes », aurait soupiré le prophète Isaïe. Le réveil est brutal avec l’Affaire Dreyfus, qu’il n’a pas vu venir. Il découvre l’antisémitisme de Lucien Moreau, maurrassien et grand copain de lycée, dont il restera proche jusqu’à sa mort en 1932.
Korsia résume le choc de « l’Affaire », décisif pour Edmond Fleg : « Juif, il est, Juif, il restera, même et surtout auprès de ses meilleurs amis ». Dès lors, la question juive lui apparait pour ce qu’elle est. « Plus présente, plus contemporaine, plus inévitable que jamais », insiste Haïm Korsia. Fleg, le dandy intello découvre que les plus grands esprits peuvent aussi engendrer le pire. « Coupable, je le sais de sa race » dira Barrès du capitaine déchu, pourtant exemple du Juif parfaitement intégré, polytechnicien passé par l’Ecole d’Etat-Major. Fleg comprend soudain que Dreyfus est l’archétype de ces Juifs tellement assimilés qu’ils n’en sont plus du tout juifs mais seulement labellisés israélites ou Français « de confession mosaïque », ce qui les rend suspects aux yeux de certains. Alfred Dreyfus, aussi brillant soit-il, n’est jamais perçu comme tout à fait lui-même : « son environnement ne le voit dans un premier temps que comme Juif », précise Korsia. Plutôt qu’une assimilation exemplaire mais oublieuse de sa judéité, Fleg va s’efforcer, tout le reste de sa vie, de montrer en quoi les deux identités, juive et française, se fécondent et se complètent d’autant mieux qu’elles tendent vers les mêmes idéaux, en entremêlant « le fil juif et le fil France », avec exigence et fierté.
Ce sera la grande œuvre de la vie d’Edmond Fleg. Il défend le dépassement d’un anti-antisémitisme pour assumer pleinement un judaïsme épanoui en pleine synergie avec la République et ses combats. Ce franco-judaïsme est porteur d’une sagesse universelle, d’une même vocation d’espoir et de paix que le « messianisme républicain » français, nous dit Korsia. Pour Fleg, la mission sacrée du judaïsme est de poser des questions au monde, mission pour laquelle il accepte tous les sacrifices, afin d’envisager comment améliorer son destin. Réparer le monde – Tikkoun olam, en hébreu. Apport inédit, intemporel, incommensurable du judaïsme pour Fleg : « Sans l’inquiétude d’Israël, que deviendrait l’humanité ? ».
Haïm Korsia souligne le caractère profondément européen et français des ouvrages de Fleg qui l’ont marqués. L’Anthologie juive, recueil de textes publié en 1923 et réédité en 1950, et « Pourquoi je suis Juif » de 1927. Aviateur et ancien « aumônier du culte israélite des armées », Haïm Korsia est particulièrement sensible à l’engagement militaire de Fleg et à son rôle auprès des Eclaireurs juifs de France, qu’il présidera à partir de 1926.
L’Anthologie juive d’Edmond Fleg mentionne la prière pour la République, dite encore aujourd’hui chaque samedi, dans toutes les synagogues de France, à laquelle Haïm Korsia, grand rabbin de France, a fait ajouter un paragraphe consacré aux soldats et aux forces de l’ordre. Lors d’un congrès à Verdun, Korsia avait réuni tous les aumôniers israélites devant les deux monuments érigés en hommage aux soldats juifs et aux soldats musulmans, avant de se rendre à l’Ossuaire de Douaumont.
Le militaire Korsia avoue son émotion intense devant le choix de Fleg d’inclure dans son Anthologie la lettre adressée au Maréchal Pétain par l’avocat Pierre Masse, ancien sous-secrétaire d’Etat à la Justice militaire, quand le statut d’octobre 1940 exclut les Juifs de tous les emplois publics.
« J’ai lu le décret qui déclare que les Israélites ne peuvent plus être officiers : même ceux de descendance strictement française. Je vous serais obligé de me faire dire si je dois aller retirer leurs galons à mon fils… mon frère… mon gendre… mon neveu… », les trois derniers officiers mentionnés dans sa lettre par Pierre Masse étant morts au champ d’honneur.
Engagé volontaire pour la France dans la Légion étrangère, Croix-de-Guerre 1914-1918, le Suisse Fleg ne sera naturalisé français qu’en 1922. Il est nommé Chevalier de la Légion d’honneur pour faits d’armes. Le choix n’a plus lieu d’être : Fleg sera « indistinctement et tout ensemble » Français juif et Juif français, assure Korsia.
L’Anthologie de Fleg n’oublie pas le judaïsme américain et la lutte collective pour les droits civiques. Son ouvrage rappelle l’avertissement de Frantz Fanon : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous ».
En 1955, dix ans après la fin de la Guerre et de la Shoah, Fleg reste d’un optimisme à toute épreuve quand il s’agit du destin de l’humanité : « Son Royaume est peut-être de ce monde, non pour tel qu’il est mais de ce monde tel qu’il sera quand, avec l’aide de Dieu, l’homme aura changé l’homme. Nous ne finirons pas avec des armes se retournant contre d’autres armes car il n’y a pas de fin possible aux engrenages de la violence : la seule violence légitime qui puisse y répondre et nous emmener sur d’autres rives que celles du désastre, est celle de l’espérance ». « Cette espérance est une vision, cette vision est une révolution, cette révolution est une réparation », ajoute Korsia.
Tikkoun olam, la réparation du monde, encore et toujours, car l’espoir sera toujours plus fort que l’affliction et le renoncement.
Intemporelle, l’œuvre d’Edmond Fleg est une grande leçon d’humilité et d’espérance.
Ma Vie avec Edmond Fleg, de Haïm Korsia, Editions Gallimard, 160 p., 18€.