Lauréat du prix Pulitzer et du National Book Award, Timothy Egan nous glace le sang avec l’histoire de la toute-puissance du Ku Klux Klan, terrassé par le combat d’une femme dans les années 1920.

Dans La Haine et le déni, brûlant témoignage tiré de son expérience des champs de batailles de la guerre en Ukraine, Anne Nivat convoque l’historien Marc Ferro. Pour lui, l’humiliation d’un peuple constitue un irrésistible ferment pour de futurs conflits, pour d’indicibles projets de revanches : « la reviviscence de la blessure passée est plus forte que toute volonté d’oublier ».

L’ouvrage de Timothy Egan ne montre pas autre chose que les effets déflagratoires de l’humiliation et du ressentiment sur une population, à grande échelle, sur le temps long. La négation culturelle que décrit l’auteur, c’est celle qui prend naissance dans les Etats confédérés du Sud des Etats-Unis, cette Sun Belt défaite par les Etats du Nord à l’issue de la Guerre de Sécession (1864-1868). La culture « dixie » des grands propriétaires terriens esclavagistes et l’économie de plantations – reposant sur une main-d’œuvre gratuite ! – sont effacées d’un trait de plume par le Nord industrieux de Lincoln, assassiné par un sympathisant confédéré en avril 1865. Les esclaves libérés ne verront jamais les « 40 acres et une mule » – le cinéaste Spike Lee nommera ainsi sa société de production – promis par le Nord victorieux. Mais le Bureau des affranchis accompagna « la Reconstruction », démantèlement de cette société raciste, sous l’œil des troupes fédérales, installées au Sud.

Dixie Land, année zéro.

Le Ku Klux Klan nait sur ce champ de ruines. Ces « obstructionnistes » nationalistes se lèvent contre les profiteurs de guerre descendus du Nord – « carpetbaggers » – et les « scalawags », ces Blancs du Sud vendus aux nouvelles idées intégrationnistes. Sous couvert d’un puritanisme rédempteur, le Klan se structure en sociétés secrètes et recrute à tour de bras. Pasteurs à la voix qui porte, charlatans enjôleurs, bonimenteurs de tout poil créent des vocations partout, dans les ports, au pied des estrades des petites villes comme au sein des grandes exploitations de coton et d’arachide. Les plus talentueux des chefs de sections du Klan deviennent Grands Sorciers, Dragons Impériaux… Ils veulent perpétuer la culture du Sud, un strict « apartheid » défendu par des milice privées, expéditives. Muselées par les troupes d’occupation du Nord, ces milices citoyennes prospèrent dans l’ombre. Refus de l’alcool, du sexe avant le mariage et de tout contact inter-racial. Mouvement suprémaciste blanc, le Klan « est la Loi » contre les envahisseurs et la culture laxiste venus de Washington. Mais face aux exactions du Klan, les troupes nordistes et les autorités locales regardent ailleurs : la réconciliation est un combat quotidien et il y a mille autres chats à fouetter.

Grande tunique immaculée et coiffe pointue en guise d’uniforme, le Klan anonyme intimide, lynche et brûle, adepte des défilés nocturnes. Esclaves affranchis, Irlandais catholiques, Juifs russes, entrepreneurs aux idées libérales venus des Etats du Nord… Tous sont corrupteurs de l’« Américain » idéal, anglo-saxon, protestant, jaloux de sa terre, descendant des pèlerins du Mayflower. En 1876, les Lois « Jim Crow » annoncent 90 ans de ségrégationnisme, finalement aboli dans les années 1960 par Kennedy et son successeur Lyndon Johnson.

Dans le Sud, les arbres des places publiques se changent en potences macabres. Egan ne le mentionne pas dans son ouvrage mais on pense irrésistiblement au titre évocateur du sinistre poème Strange fruit, et à l’interprétation déchirante qu’en fit Billie Holiday dès 1939, reprise par Ella Fitzgerald, Nina Simone ou Jeff Buckley. De 1882 à 1968, on dénombrera 5000 lynchages et pendaisons sur le sol américain. Avec les bouleversements de la Première Guerre mondiale, les vagues d’immigrants européens arrivent par bateaux entiers. Insupportable pour le Klan.

En perte de vitesse depuis la fin du XIXe siècle, le Klan a été supplanté par d’autres causes collectives ou individuelles, plus rémunératrices. Les épopées du « business » sont portées par la révolution industrielle triomphante. Coup de génie : en 1923, les Klansters initient leur renaissance en infiltrant les obsolètes « Polices des voleurs de chevaux ». Délaissés par les autorités fédérales, ces Bureaux d’investigations ont conservé un vaste réseau territorial. Du jour au lendemain, les écorcheurs deviennent shérifs, enquêteurs, inspecteurs devant qui aucune porte ne peut rester fermée. Plus de secret, plus d’intimité là où sévit le Klan. Retour de flamme inespéré ! Les plus féroces de ses dirigeants se voient déjà conquérir la Maison-Blanche, qui n’aurait jamais mieux portée son nom.

Le courage et la ténacité d’une femme, Madge Oberholtzer, une enseignante violée par le Grand Dragon D. C. Stephenson, mettra fin à ce « deuxième âge d’or » du Klan. Sa dénonciation écrite sera le début, en 1925, d’une spirale juridique fatale pour ses dirigeants, révélant un scandale de pots-de-vin versés aux membres du gouvernement.

Le lecteur français connaissait la mise en scène du « folklore » et de la furie vengeresse du KKK, véhiculés par le cinéma américain. A travers le document de Timothy Egan, précis et très documenté, il découvre avec horreur le quotidien de la Sun Belt d’il y a un siècle, et de bien des États plus au Nord, progressivement gangrénés par ce fléau suprémaciste. L’emprise du Ku Klux Klan. Cet Etat dans l’Etat régentant la destinée de millions d’Américains pendant des décennies.

De nos jours, les cérémonies nocturnes du Klan sont interdites et n’ont plus cours, ou presque. Mais on voit fleurir dans l’Amérique profonde des meetings en plein jour, ouvertement racistes. Des forums sur Internet appellent à l’insurrection citoyenne de la communauté blanche « oubliée de Washington et du rêve américain ». Des tribuns enflammés y affirment qu’ils seront en minorité numérique dans leur propre pays, en 2050.

En 2022, le Congrès de Joe Biden vote la toute première loi faisant du lynchage un crime fédéral. Jusqu’alors, Washington n’avait jamais réussi à légiférer sur ce tabou absolu, cet impensé radical de la psyché américaine moderne.

Une poussée de fièvre – L’histoire de la femme qui a fait chuter le Ku Klux Klan, de Timothy Egan (Auteur), traduit de l’anglais (États-Unis) par Valérie Le Plouhinec. Éditions du Cherche-Midi, 416 p., 23€