Certains ont cru un temps que c’était une œuvre d’art. Retour à la réalité. On sait aujourd’hui que ce n’est qu’un instrument de spéculation financière.
800 000 dollars, 850 000, 890 000, 1 million ! Puis, par tranche de 100 000 dollars ou plus, les enchères ont continué de grimper à une rapidité inouïe dans la salle des ventes de Sotheby’s New York pour finalement atteindre l’adjudication de 5,2 millions de dollars (6,2 millions avec les frais). L’enchérisseur n’était pas un inconnu puisqu’il s’agissait de Justin Sun, fondateur de la blockchain TRON, qui a naturellement payé en monnaie virtuelle. Non pour un tableau de Joan Mitchell ou une huile de Claude Monet mais pour une banane amenée à pourrir, accrochée au mur par un ruban adhésif et provenant du premier supermarché du coin (prix : 0,35 centimes). Mais le cœur du sujet n’est pas l’objet en lui-même, en l’occurrence ici un banal aliment comestible, mais le certificat d’authentification qui l’accompagne prouvant qu’il s’agit bien de l’œuvre de l’artiste italien Maurizio Cattelan (elle existe en trois exemplaires et deux épreuves d’artiste). Cette fameuse banane avait déjà défrayé la chronique lors de sa première présentation sur le stand de la galerie Perrotin à Art Basel Miami en 2019, les uns scandalisés, débattant sur son statut d’œuvre d’art, les autres enchantés du buzz ne pouvant qu’en faire augmenter la valeur. Cela n’a pas manqué, d’autant que l’artiste était déjà reconnu. La bien nommée Comedian s’était ainsi vendue, en 3 exemplaires, entre 120 000 dollars et 150 000 dollars chacun. On peut donc dire aujourd’hui qu’elle n’a rien perdu de son aura. Cependant, si en 2019 elle revêtait encore les atours d’un objet anticonformiste propre à ouvrir le débat sur ce qui fait art et ce qui ne le fait pas et qu’elle pouvait s’envisager comme la quintessence séduisante et amusante d’une folie douce capable d’animer le petit milieu de ceux qui dépensent sans compter – et sans regarder -, avec cette enchère, il semble qu’elle ait perdu sa facétie néo-pop et sa dimension post-duchampienne radicale. En 2019, elle était en effet une allégorie critique d’un monde de l’art contemporain capable de valoriser n’importe quoi, même le pire. Mais elle pouvait aussi être rangée parmi les œuvres espiègles et mystificatrices, dans la veine de la Fountain de Duchamp ou de la Merde d’artiste de Piero Manzoni qui « valait de l’or ». Oui, mais le contexte n’est-il pas différent aujourd’hui au sein d’un marché hautement mondialisé et spéculatif où la notion d’avant-garde n’a plus cours ? La banane de Cattelan ne serait-elle pas le symptôme criant du glissement de la valeur artistique vers la spéculation financière ? En effet, ne nous voilons pas la face : la valeur de l’œuvre est ici envisagée comme un simple actif financier. Son intérêt artistique ne réside plus que dans la course à la plus-value de l’acheteur, en l’occurrence un richissime détenteur de cryptomonnaies. Nul hasard d’ailleurs que ce dernier ait souhaité faire grimper les enchères au moment même où le bitcoin connaît une incroyable remontada depuis l’élection de Donald Trump. « Ce n’est pas juste une œuvre d’art. Cela représente un phénomène culturel qui relie les mondes de l’art, des mèmes et des cryptomonnaies. Je crois que cette pièce inspirera davantage de réflexion et de discussion à l’avenir et fera partie de l’histoire » a-t-il déclaré, annonçant qu’il allait manger la banane (ce qu’il a fait depuis), histoire d’allier un acte performatif à son achat – et potentiellement d’en accroître encore la valeur. En d’autres termes, ce n’est plus l’œuvre en elle-même qui produit ici sa valeur mais bien les comportements des acheteurs. Signe des temps ? Il n’est donc plus besoin de produire un art digne d’intérêt puisque le seul critère ne semble plus être que la capacité de l’œuvre d’art à produire de l’argent, à la manière d’une campagne marketing. Glissement, inversion des valeurs. Si Justin Sun a gagné, peut-on en dire autant du monde de l’art ? Car après nous avoir sermonnés à l’envi que « tout est art », ce coup de théâtre spéculatif virtuel semble avoir sonné le glas de cette maxime ; ici il n’est bien question que d’argent. L’achat de Justin Sun aura au moins eu la vertu de nous prouver que #cecinestpasdelart.