Dans Limbo, le comédien et metteur en scène raconte avec brio et sensibilité la richesse de son itinéraire du Mozambique, où il est né, au Portugal et à la France. À voir en ce moment à Paris au théâtre de la Colline.
Un homme âgé marche au bord de la mer. Le visage de profil, il avance lentement le long d’une plage où les vagues s’écrasent doucement sur le sable. De ce moment filmé émane un double sentiment de nostalgie et de mélancolie, ainsi qu’une impression mitigée face à ces eaux remuantes dont on se demande s’il s’agit de l’Océan Atlantique ou de l’Océan Indien. L’un berce les rives du Portugal, l’autre celles du Mozambique. Cette ambivalence, ou ce mouvement de va-et-vient entre l’un et l’autre, est au cœur de Limbo, spectacle de Victor de Oliveira dans lequel cette séquence est diffusée. Dans sa simplicité, elle ne résume pas seulement plusieurs siècles d’histoire, elle raconte comment le passé imprègne encore le présent. Le passé, c’est celui du Mozambique, pays situé à l’Est du continent africain, qui de 1498 à 1975 a été une colonie portugaise. C’est là qu’est né Victor de Oliveira, dans une famille descendant à la fois de colons portugais et de Mozambicains.
Seul en scène, il fait une présentation de l’arbre généalogique de ses parents et grands-parents qui expose une galerie de personnages dont les parcours racontent comment la colonisation est indissociable du métissage. À propos de sa grand-mère maternelle, Antonia, fille d’un noir mozambicain et d’une Indienne de Goa, que son grand-père a abandonnée après qu’ils aient eu trois enfants, une citation tombe à pic : « La colonisation portugaise ne s’est pas opérée par la croix, ni par l’épée, mais par le sexe ». Appartenir à plusieurs continents, plusieurs cultures, c’est une richesse, pense-t-on en l’écoutant, avec à l’esprit les notions de « créolisation » et de « tout-monde », chères à Edouard Glissant. Mais si l’acteur est là à raconter son itinéraire dans un spectacle créé en 2021 en portugais à Lisbonne, c’est que celui-ci ne va pas de soi. Enfant au Mozambique, en tant que métis, ses camarades l’appelaient le Blanc le considérant comme un fils de colon. Plus tard, installé au Portugal avec sa famille, il fait tout son possible pour ne pas montrer qu’il est métis, descendant de Noirs. Il a onze ans. Les Bee Gees le fascinent. Mais celui qui le fait vraiment rêver, c’est Tarzan, ce héros Blanc en pagne qui saute de liane en liane au milieu de la jungle africaine. « Pour nous, les seuls Blancs dans la jungle étaient les chasseurs d’animaux ou d’hommes noirs. »
Fils de colon et d’esclave
Au Portugal, il fait aussi l’expérience du racisme ; il est même contraint de s’enfuir quand il tombe un soir à Porto sur trois types qui lui cassent une bouteille sur la tête en le traitant de « sale nègre ». Devenu comédien résidant à Paris en 2002, dans le cadre d’un reportage par une chaîne de télévision portugaise sur les artistes portugais à l’étranger, un journaliste l’interroge : « Quand vous êtes venu à Paris, vous avez senti l’âme portugaise des conquistadors qui ont découvert le monde ? ». Il explique alors ses origines mozambicaines : « mes grands-pères étaient des colons portugais, mes grands-mères des Noires mozambicaines… ». Puis il évoque la traite des esclaves. En voyant l’entretien à la télévision, son père est furieux : « Tu es allé à la télé dire du mal des Portugais et du colonialisme ». S’il fallait tirer un enseignement de ce beau et sobre spectacle de Victor de Oliveira, c’est sa capacité de distanciation et sa liberté d’esprit. Au repli identitaire et au communautarisme étouffant, il préfère la leçon offerte par Œdipe qu’il a joué au théâtre, telle que la décrit Jean-Pierre Vernant : « Quand il veut mener jusqu’au bout l’enquête sur ce qu’il est, l’homme se découvre énigmatique (…) Sa vraie grandeur consiste dans cela même qui exprime sa nature d’énigme : l’interrogation ».
Photo : Joana Linda
Limbo, de et par Victor de Oliveira, jusqu’au 8 février, au Théâtre de la Colline, Paris (75020). Plus d’infos sur www.colline.fr