David Lynch est mort et, comme pour Godard, c’est une perte gigantesque pour le cinéma. L’humanité perd encore un géant.

Ce matin du 17 janvier, tout est confus dans ma tête : l’avènement dangereux de Trump-Musk-Magafams (la masculinité technotoxique gouverne le monde démocratique), l’accord de cesser-le-feu Israël-Hamas (petit espoir), les incendies de Los Angeles (dystopie réalisée). Et donc, la disparition de David Lynch. Ces deux derniers évènements sont particulièrement liés dans mon esprit : LA, c’est la ville de Lynch, celle où il vivait et qu’il a si sublimement filmée. Et le feu, c’était un des motifs récurrents de son art, au point d’intituler un de ses films : Twin Peaks – Fire walk with me. David Lynch s’en est donc allé avec le feu, non sans avoir été évacué de son petit domaine situé un bloc en dessous de Mulholland drive. À titre personnel, je me sens particulièrement touché par cette série de drames, ayant vécu quatre ans dans la cité des anges, interviewé l’auteur d’Eraserhead six ou sept fois, dont trois fois chez lui.

Comme Godard, Lynch était un genre de centrale nucléaire de créativité, le réacteur à idées constamment en ébullition, un artiste qui n’a eu de cesse de déconstruire et reconstruire son art, de le faire proliférer vers d’autres domaines comme la télévision, la peinture, la sculpture, le design, la musique, la photo, la mode, la décoration intérieure, et même la bd : à l’époque où je vivais à LA (1986-90), Lynch publiait chaque semaine dans le LA Reader (équivalent local du Village Voice) une planche intitulée The angriest dog in the world. Chaque case représentait le même dessin d’un petit chien aboyant attaché au portail d’une maison, et seul le philactère ou la légende changeait, en fin de planche (un peu à la façon de certaines planches de notre FabCaro). J’ai découvert Lynch avec Eraserhead, son premier film culte, qui passait pendant des années dans une salle art-et-essai de Greenwich Village. Eraserhead n’a pas fait des millions d’entrées mais a marqué à la puissance million des milliers de spectateurs. Jamais avait-on vu pareil ofni, une fontaine d’inquiétante étrangeté qui fascinait et faisait flipper tout à la fois. De quel esprit tordu provenaient ces poulets rôtis qui se mettaient à bouger dans l’assiette, ce bébé ressemblant à un fœtus de mouton, cette femme difforme planquée dans un radiateur et chantant des ballades nostalgiques, cette explosion de stridences au son comme à l’image ? Eraserhead, c’était la logique et l’esthétique d’un cauchemar et on n’avait jamais vu ça. Et jamais ne reverrait-on pareil film sans ascendance ni descendance, si ce n’est à l’autre bout de la filmo lynchienne, dans cet autre cauchemar ultraflippant qu’est Inland Empire.

Après Eraserhead, Lynch avait enchaîné avec un film beaucoup plus accessible bien que secrétant toujours le sceau du beau bizarre, Elephant man, l’un de ses plus grands succès. Je n’ai jamais revu depuis sa sortie l’histoire de cet homme difforme dont l’apparence monstrueuse cachait un coeur d’or et une grande souffrance, un peu dans la lignée du mythe de Frankenstein, en version plus réaliste. Elephant man n’est pas mon Lynch de prédilection mais son noir et blanc est splendide et son sujet était finalement assez prophétique : on ne juge pas un être humain sur son envelope charnelle (You can’t judge a book by just looking at his cover aurait chanté Bo Diddley). Bo Diddley faisait référence au racisme et le souci de ne pas s’en tenir à l’apparence physique est aujourd’hui partout avec les mouvements contre la grossophobie, la volonté de représentation de toutes les typologies physiques, le succès de films “inclusifs” comme Un Petit truc en plus. Autre film de Lynch que je n’avais pas spécialement aimé et jamais revu depuis sa sortie, son adaptation de Dune. Un film massacré par le producteur (Dino De Laurentis) et rejeté par Lynch himself, qui a tiré quelques leçons de cette expérience désagréable : plus jamais Hollywood, et toujours gardé le final cut à tous niveaux de la fabrication d’un film. On serait quand même curieux de redécouvrir ce Dune, notamment à l’aune des blockbusters de Denis Villeneuve.

Après Dune, Lynch décoche un nouveau coup de canon de la puissance d’Eraserhead : c’est Blue Velvet, l’Amérique pavillonaire vue par le rejeton de Norman Rockwell, de Luis Bunuel et de Francis Bacon. L’assemblage détonnant entre le Jour et la Nuit, le Romantisme et les pulsions malsaines, la surface paisible et souriante d’une Amérique idéalisée et ses profondeurs où se disputent violence, pourriture, désir sexuel et fantasme meurtriers. Lynch semble dire, Regardez comme l’Amérique est proprette dehors, monstrueuse dedans, un peu à l’inverse de l’homme éléphant. Cette dialectique entre le rassurant et l’inquiétant, la surface et les profondeurs, le conscient et l’inconscient, l’élégance et le crade, le romantisme et la violence, le désir d’amour et le désir de meurtre, sera au coeur de sa série de films majeurs, de Sailor et Lula à Mulholland drive en passant par Lost Highway. Mix lynchien entre romcom, road movie et film noir, parfois trop surligné, secoué d’accès de brutalité inouïs, Sailor et Lula a décroché la palme d’or à Cannes en 1990. Ce film n’est pas au sommet de ma hiérarchie lynchienne mais attention, un bon Lynch est généralement très au-dessus de la moyenne du travail d’autres cinéastes en termes d’inventivité et d’étrangeté. La paire de chefs-d’oeuvre, c’est évidemment Lost Highway et Mulholland drive. Le premier emprunte son titre à une chanson d’Hank Williams et démarre sur une chanson de David Bowie, ce qui résume bien la tonalité bicéphale du cinéma de Lynch, à la fois enraciné dans les codes esthétiques du cinéma classique et de l’americana et développant des idées révolutionnaires, bizarres, saugrenues, mystérieuses, inédites, ultramodernes. Comme le scénario de Lost Highway, sorte de boucle torsadée et enroulée sur elle-même avec cette fin de film qui nous ramène exactement en son début. La maison du film est l’un des bâtiments du Lynchland, en construction à l’époque du tournage : un genre de bunker avec ses meurtrières verticales que le cinéaste filme comme un assemblage de formes abstraites, un cocon plein de recoins et de pénombre qui secrète les angoisses au sein d’un couple. Il y a aussi ces vidéos anonymes et menaçantes, et cette césure au milieu du film où le personnage principal semble avoir muté dans un autre corps. Mulholland drive reprendra la structure bifide, la logique onirique et l’espace mental angeleno de Lost Highway pour le masterpiece que l’on sait. Parti sur un projet de série télé refusé par les décideurs, Mulholland drive mute ensuite en cet objet splendide et vénéneux qui montre les deux aspects du rêve hollywoodien : d’un côté l’arrivée à LA, la fascination pour la ville, son soleil, ses palmiers, ses promesses de gloire et de glamour, ses premiers castings ; de l’autre, l’échec, la précarité, les drogues, la douleur d’être exclu à jamais du Rêve. L’histoire du monde (quelques privilégiés, des millions d’exclus) est résumée, synthétisée, exacerbée, chauffée à blanc, concentrée dans le contexte hollywoodien. Ce portrait de l’Usine à rêves se double aussi d’une histoire d’amour saphique dont le succès ou l’échec se calquent dans les rails positifs ou négatifs de la carrière. Mais faut-il expliquer, analyser rationnellement les rêves et cauchemars lynchiens ? Je ne le crois pas : mieux vaut se laisser porter et contaminer par leur logique poétique, onirique, comme une déambulation dans l’inconscient, au cours de multiples re-visions successives. À propos de Mulholland drive, on a pas mal cité Hitchcock, Bergman, Sunset Blvd, En 4ème vitesse, Alice au pays des merveilles, mais il me semble que ce film est aussi un remake lynchien du Mépris. Les sujets sont identiques (un couple à l’épreuve d’un tournage de film) et les deux films se concluent sur le même mot : silencio ! Lynch, Godard, il faudra un jour approfondir ce qui réunit et ce qui sépare ces deux titans, inventeurs, explorateurs de l’aventure du cinéma.

Parallèlement à sa filmographie, Lynch a peint, sculpté, dessiné, enregistré des disques, décoré un club parisien (le Silencio), tenu un site internet. Et surtout, il aura révolutionné aussi la télévision avec Twin Peaks : soit le projet de Blue velvet (décortiquer la surface plaisante de l’Amérique pour mieux dévoilé ses soubassements noirs) démultiplié sur deux saisons, un film, plus une troisième saison vingt-cinq ans après la seconde ! Quand Twin Peaks a débarqué sur les petits écrans en 1990, je vivais encore à LA et m’intéressais peu à la télé : la série de Lynch a tout changé par son originalité scénaristique, par ses mystères, par la puissance de son univers et de son esthétique. On n’avait jamais vu ça. Comme on n’avait jamais vu une troisième saison qui survient vingt-cinq ans après la deuxième et qui surpasse en créativité et en folie artistique tout ce que le cinéaste avait entrepris jusque-là, en une orgie finale de concentration-bilan-réinvention de toutes ses obsessions. À la fin de sa vie, la centrale nucléaire Lynch a produit sa plus belle et plus dangereuse explosion. Dément.

Comme dit au début de ce texte, j’ai eu la chance et le bonheur de croiser David Lynch a de multiples reprises. J’ai des images flashes de lui fumant au bar de l’hôtel Lancaster (Paris 8ème) avec une suprême élégance, ou attablé avec Roy Orbison et Chris Isaak au club Roxy (Los Angeles) pour un concert du dernier, ou encore la main dans le cambouis dans l’atelier de lithographie qui était devenu son ultime repaire artistique, rue de la Gaité (Paris 14ème). Mais les rencontres les plus mémorables eurent lieu chez lui, dans son domaine de Mulholland drive compose de trois maisons : celle de la création (le fameux bunker aux étroites fenêtres verticales, son studio de peinture, de son et d’écriture), celle des bureaux de production, et celle, toute rose, de la vie privée, toutes reliées par un système d’escaliers, terrasses et jardins, à flanc de canyon. Je n’ai jamais pénétré dans la maison rose, mais Lynch m’a reçu une fois dans ses bureaux, une fois dans la cave de ses studios, au milieu d’archives, seaux de ciment et pots de peinture, et une fois au milieu de ses studios design et de ses toiles disséminées partout, accrochées ou non aux murs. Si ses oeuvres sont souvent tordues, sombres, anxiogènes, l’homme est une crème de courtoisie et d’affabilité. Toujours vêtu d’un pantalon beige, d’une chemise blanche boutonnée jusqu’au cou et d’une veste noire, la chevelure en banane classieuse, Lynch parlait beaucoup mais n’expliquait jamais rien, avec sa voix calme et nasillarde si caractéristique. J’ai encore à l’oreille ses “hello Seurdge !”, “You bet ! Seurdje !”, espérant que mon oreille ne finira jamais un jour découpée et livrée aux fourmis sur une pelouse bien tondue de la suburbia américaine.

Lynch meurt au moment où Trump arrive de nouveau au pouvoir. L’œuvre de Lynch a souvent été peuplée par des figures de pouvoir menaçantes, inquiétantes, malfaisantes, tapies dans les soubassements de l’Amérique. Comme s’il avait toujours su et anticipé ce qui est en train de se produire dans son pays. Lynch nous quitte et les monstres qu’il cauchemardait sortent des coulisses obscures derrière les rideaux rouges pour apparaître désormais en pleine lumière. L’Amérique vire lynchienne, concrétisant les pires angoisses de cet artiste et cinéaste visionnaire.