Le Songe d’une nuit d’été par la troupe du Théâtre de la Ville fut l’une des pièces marquantes du début de l’année 2024. Elle revient cet hiver, à nouveau dirigée par Emmanuel Demarcy-Mota. Reportage lors des retrouvailles de la troupe.
« Je n’aime pas le mot de répétition », me confie Emmanuel Demarcy-Mota, avant la reprise du travail sur le Songe d’une nuit d’été. « En portugais, et dans les langues méditerranéennes, on dit « essai » pour répétition, je crois que c’est plus juste, parce que si l’idée est de « répéter » ce que l’on a déjà fait, à quoi bon ? ». Le Songe créé en janvier 2024 au Théâtre de la Ville appelle à cette idée d’une pièce in progress, tant il recèle de possibilités de réinvention. Lors de sa création, ce spectacle nous avait frappés par sa recherche fantasmagorique d’un lieu du désir et de la perte. Désorientation de l’amour pensé dans cette pièce par Shakespeare plus que dans n’importe quelle autre pièce. Succès public, succès critique, ce Songe était porté par la troupe du Théâtre de la Ville, dont les comédiens qui travaillent avec Emmanuel Demarcy-Mota depuis plus de vingt ans : Valérie Dashwood, Gérard Maillet, Gaëlle Guillou ou Stéphane Krähenbüll par exemple. Mais après avoir vu la pièce, demeurait aussi en nous le sentiment que le chemin ouvert n’avait pas été tout à fait exploré, que la forêt de ce Songe figurée sur scène par des arbres mouvants et une série de trappes qui voyaient les acteurs surgir et disparaître du plateau, eut pu accueillir une ambiguïté encore plus assumée. L’ambition de la mise en scène était grande : déployer les résonances inconscientes du rêve shakespearien. Idée forte, le personnage de Puck, figure féerique facétieuse qui permet à l’action de se métamorphoser, à l’image d’Ariel dans La Tempête, avait été divisée en trois jeunes acteurs qui venaient ponctuer le rythme de la pièce. D’autres faits de mise en scène persistaient dans notre mémoire de spectatrice : le couple Titania/ Obéron, incarné par Valérie Dashwood et Gérard Maillet qui fondaient l’ensemble avec un jeu à l’orée du conte et du contemporain. Ou l’étrange solitude d’Elodie Bouchez sur scène en Héléna livrée aux changements de l’amour. Ou encore la fin, si joyeuse, qui voyait les « artisans » donner leur pièce de théâtre, résolvant l’illusion par l’illusion, la douleur par le jeu, comme si souvent chez Shakespeare. A l’époque de la création, le metteur en scène partait d’un postulat précis sur la pièce : « J’ai accédé avec Shakespeare à la culture nonsensique, fondamentale pour moi. Je ne pouvais pas avoir travaillé sur cette pièce sans avoir d’abord réfléchi sur les Marx Brothers, ou sur Lewis Carroll ». Nul hasard donc qu’en ce premier jour de répétitions avant la reprise de janvier, Emmanuel Demarcy-Mota cite Lewis Carroll et son Alice, avant d’entrer dans le vif du texte de Shakespeare. Il s’agit bien d’interroger la pièce par l’absurde, à la lumière d’Ionesco, du XXe siècle et son soupçon fondamental qui entoure le langage, le désir, le personnage même. C’est là tout le travail du metteur en scène et de ses acolytes qui sans cesse reprennent leurs pièces fétiches, Six personnages en quête d’auteur, Ionesco suite, Rhinocéros. Et aujourd’hui, Le Songe d’une nuit d’été. Emmanuel Demarcy-Mota voit ainsi l’avancée de leur travail : « j’ai le sentiment que nous sommes à soixante pour cent de notre recherche, avec des moments plus bas à quarante pour cent, et des pics avec des scènes à quatre-vingts pour cent ». Reprendre la recherche commune, voilà l’enjeu pour la troupe. A voir si tous sont prêts à se reconfronter à un texte et une mise en scène qui sans cesse dévoilent l’impermanence de toutes choses. Car comme l’affirmait le metteur en scène il y a un an, «Le Songe est une des plus grandes pièces sur l’Inconscient qui n’ait jamais été écrite ».
La troupe-orchestre
Ce soir de décembre, sous la coupole du Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, sont réunis les seize acteurs du Songe. Certains s’embrassent, ravis de se retrouver, d’autres se sont vus récemment. Tous semblent heureux de reprendre cette pièce dont ils gardent un souvenir prégnant, l’ayant portée sur scène pendant deux mois. Emmanuel Demarcy-Mota m’expliquait quelques minutes plus tôt l’enjeu de cette séance : « Notre travail aujourd’hui consiste à se retrouver, se retrouver soi-même, mais aussi retrouver l’autre. L’idée est de reconstituer la communauté des seize acteurs, et de rejoindre cette période de trois ou quatre mois, où chacun était entièrement concentré sur une seule chose, la création. C’est comme un orchestre qui s’est accordé au fur et à mesure dans les voix, les gestes, au gré de notre lecture commune de cette œuvre. Nous avons eu deux mois de répétition, deux mois de jeu, et ça s’est arrêté. La vie individuelle a repris pour chacun : Moi j’ai travaillé autour de Zoo de Vercors dans un dialogue avec le Rwanda et sur la question du génocide, Elodie Bouchez est partie faire des films, d’autres sont allés enseigner, d’autres ont fabriqué des spectacles pour enfants, d’autres ont construit avec moi en juin un programme sur l’art et le sport…Mais qu’est devenu le travail secret, intime de chaque acteur, et la réflexion collective que nous avons menée ? Déposés au fond de chacun je l’espère. Le travail avec un auteur est comme un virus qui nous est inoculé et qui évolue en nous. Ce n’est pas le temps qui joue en nous, mais la multiplication des expériences qui fait que chacun de nous est un autre : qu’est-ce qui reste ? On va retravailler pendant quinze jours. Mais d’abord, il faut se retrouver. Et réentendre le texte. Comment on reconnaît l’autre ? C’est comme un acte d’amour, peut-il être le même après huit mois de séparation ? C’est une expérience de vie, mais dans le théâtre, c’est le seul sujet. » Ils sont tous à l’écoute ; Valérie Dashwood, Elodie Bouchez, Jauris Casanova, Sandra Faure, Philippe Demarle….Mais aussi des visages plus inattendus, comme Sabrina Ouazani, que l’on avait découverte dans L’Esquive d’Abdellatif Kechiche en 2005 et qui a rejoint le travail il y a un peu plus d’un an, pour interpréter Hermia, personnage aimé et piégé. Comme ils le sont tous dans cette pièce qui raconte la manière dont le désir vous enclave et vous mène à la folie. Chacun semble partager avec le metteur en scène l’idée que la pièce peut encore déployer sa force, et se sent prêt à se lancer dans cette réinterrogation de ses enjeux : Ainsi Sandra Faure nous le raconte, « C’est une reprise joyeuse. J’ai travaillé à partir de la vidéo, et je me suis rendue compte que j’avais oublié plein de choses. C’est la pluralité des projets, de passer d’un rôle à un autre, qui donne aussi sens à notre métier. Le rôle infuse en nous. On y retourne avec plus de détente. Et puis on se connaît bien entre nous. » Jauris Casanova ajoute : « On est plus apaisés. Il y a un effet de maturation, inconscient, et conscient. La vidéo nous permet surtout de travailler les déplacements. C’est très précis et complexe dans cette pièce. Mais en termes de jeux, je déteste voir une pièce en vidéo, notamment ce que je fais. Les reprises, c’est toujours plus intéressant pour nous les acteurs. Il y a un plaisir de jeu plus fort parce que la mécanique est bien rodée, on est sûrs de la retrouver très vite. On a joué deux mois, l’empreinte est faite. » Et Gaëlle Guillou de conclure : « Le rôle s’impose tout seul, différemment. Parce qu’il a vécu un an. » Tous ont longtemps réfléchi au concept de « répétition » notamment avec des neurologues, tels qu’ils ont pu être convoqués au Théâtre de la Ville dans un dialogue avec l’art théâtral ces dernières années. Le metteur en scène résume : « La répétition c’est fondamental pour travailler, pour « engrammer » dit-on en neurosciences ; c’est grâce à la répétition que l’on peut ensuite faire les choses sans avoir à les contrôler. ». Mais comment parvenir à cette liberté cérébrale qui offre au comédien sa toute-puissance ? C’est là toute la délicate opération de ces moments de reprise, laboratoire de théâtre pour la troupe.
La beauté du vieillissement de l’acteur
Ce soir-là, face au groupe, le metteur en scène commence à réfléchir sur le temps nécessaire au travail, « à partir de cinq ans, le travail commence à devenir intéressant. Comment continuer après cinq ans dans un collectif ? ça c’est une vraie question, non, l’amour, ça dure plus de cinq ans ? ». Les acteurs rient beaucoup, il insiste : « On peut travailler dix-huit ans sur un personnage, oui. Et toi, demande-t-il au jeune Edouard Eftimakis, tu t’imagines travailler dix-huit ans Puck ? » Le comédien hésite, peut-être est-ce difficile de se concevoir à quarante ans en lutin des forêts shakespeariennes. Mais c’est bien là le point central de Demarcy-Mota, il faut oublier son âge biologique en entrant dans le travail théâtral : « nous avons besoin du vieillissement de l’acteur. » Ils reprennent par exemple Six personnages en quête d’auteur depuis vingt ans : les personnages se transforment avec leurs interprètes. Même chose pour Ionesco suite qu’ils jouent depuis dix-huit ans, et commencent à transmettre à d’autres troupes, en Italie, au Cameroun…Le metteur en scène demande à chaque acteur l’âge qu’il a, puis leur dit l’âge qu’il leur donne, « vous avez tous un âge pour moi… ». Ainsi Stéphane Krähenbüll a éternellement trente-sept ans aux yeux du metteur en scène. Tout le monde s’amuse de ce jeu, mais l’idée s’affirme dans la vie du comédien : porter un personnage, son âge, son histoire, son langage, jusqu’à la vie, et parfois jusqu’à la mort, comme me l’explique le metteur en scène : « On en parle aussi de ça, de la mort possible de l’un d’entre nous. Ce n’est pas un tabou. On se demande souvent quand il faudra reprendre telle pièce, avant que la mort ne vienne nous en empêcher ». Il a ainsi dans l’idée de faire mourir certains des personnages qui les accompagnent depuis plus de vingt ans, manière de doubler la mort, par la fiction. Mais après tout, n’ont-ils pas raison, ces acteurs qui nourrissent leur vie parallèle ? Shakespeare, maître du théâtre dans le théâtre avait réglé la question : La vie est une scène, non ? Et l’idiot n’est pas prêt d’arrêter de raconter des histoires.
Photo : ® Jean- Louis Fernandez