Eric Ruf et la troupe de la Comédie Française signent avec Le Soulier de Satin une odyssée d’amour et de splendeur portée par la langue de Claudel, et le jeu des comédiens.

Une odyssée rêvée : sans doute est-ce ainsi que l’on peut résumer, au plus simple, le Soulier de Satin. Mais ce ne serait rien transmettre de la force d’un texte qui voit les spectateurs se lever après le dernier mot, pour applaudir, ravis. Une odyssée qui serait une parabole : un homme aime une femme, une femme aime un homme, ils ne se rejoindront jamais, feront chacun le tour du monde, finiront par se reconnaître en Dieu. L’amour humain peut être la voie vers le désir de Dieu, murmure Claudel à chaque instant de cette pièce inouïe. La première, et fondamentale, qualité d’Eric Ruf est de parvenir à faire vivre sur scène, à travers une succession de tableaux, la trame de cette pièce aux mille tournoiements : l’amour de Prouhèze et Rodrigue. Les deux scènes qui les voient se rencontrer, dans l’une ils sont séparés par un rideau, sont les plus poignantes de la pièce : ces deux jeunes gens qui se poursuivent et se refusent l’un à l’autre témoignent d’une intensité que seul Claudel sait donner à ses personnages. Dans la dernière partie, lorsque, sur une passerelle traversant la salle, ils se font enfin face après trente ans d’attente-transpirant, terrifiés, exultant-ils livrent toute la dimension existentielle de cette quête de vérité. Et pour cela, il fallait de très grands comédiens : Eric Ruf les a choisis au mieux.

La joie des acteurs

Ainsi l’héroïne de la pièce. Si Marina Hands parvient à jouer le farouche mysticisme de Dona Prouhèze, sans doute est-ce aussi parce qu’elle a incarné avant cela Ysé dans Partage de midi, déjà avec Eric Ruf. C’est là qu’elle s’est baignée dans un jeu claudélien, de mystère, de candeur, et d’expressionnisme, qu’elle transmet on ne peut mieux dans Le Soulier. Face à elle, deux hommes qui, chacun à leur manière, déclinent une part de la masculinité claudélienne. L’un, Don Camille, sulfureux et coupable, est incarné par Christophe Montenez : il sera celui qui partagera la vie de Dona Prouhèze, sur l’île de Mogador, dans un face à face sadomasochiste qui offrent les scènes les plus troubles de la pièce. On entend grâce à lui le raffinement psychologique, et métaphysique, de Claudel auscultant la cruauté humaine. Montenez, dont on se souvient de l’incarnation perverse à souhait de Tartuffe ces dernières années, trouve en Balthasar une envergure de rage et de contrition saisissante. Et ce aussi dans les scènes qui le voit affronter son rival, Don Rodrigue, l’autre conquistador de la pièce. Baptiste Chabauty, entré récemment à la Comédie Française, parvient à porter les déchirements de son personnage du début jusqu’à la fin. On le découvre jeune aventurier offert au vent : on assiste à ses désillusions, puis à sa métamorphose en vice-roi des Indes au pouvoir aveuglant. Enfin, il offre une interprétation stupéfiante de la dernière phase de Rodrigue, en artiste de rue, moine-poète exalté. Dans une robe entre chasuble et robe de bure, imprimée d’estampes, il se révèle le plus beau personnage de la pièce. Arrêtons-nous d’ailleurs un instant pour souligner la magnificence des costumes, signés Christian Lacroix : chacun réinvente le personnage claudélien, l’inscrit dans une histoire, des hommes et de la peinture. Ainsi l’apparition de Florence Viala en Actrice, de Didier Sandre en second Chancelier ou de Laurent Stocker en Don Balthasar, fou du roi splendidement baroque, pourrait chacun être l’objet d’un article, tant ils témoignent d’une vision sophistiquée. Multipliant les références au XVIe, XVIIe siècle, et à l’imaginaire littéraire, ces costumes livrent une vision rare de la pièce. Une vision qui fait d’ailleurs contrepoint avec la sobriété voulue par Eric Ruf : seules les toiles peintes en fond de scène participent de la scénographie. A la fin, dans l’atelier de Rodrigue, elles donnent une idée de ce qui hante l’esprit du personnage. Avant cela, on peut parfois regretter qu’elles ne soient pas plus significatives, et l’on reste parfois interdit face à une mise en scène que l’on aurait aimée marquée par plus de parti pris. Mais enfin, le plaisir domine, et là réside le secret de ce Soulier de satin : la joie évidente des acteurs à être présents sur scène, et à livrer un texte réputé difficile, avec une verve qui ne s’épuise pas. Il faut en cela saluer Laurent Stocker et Didier Sandre qui jouent tous les deux plusieurs personnages, de manière désopilante. La scène de la mort de Don Balthasar est en cela un moment d’anthologie théâtrale. Tout comme la scène finale, du roi et de sa cour…Enfin, rien ne sert de décrire cette pièce qui se vit en voyage au sein de l’univers poétique et labyrinthique de Paul Claudel.

Le Soulier de Satin de Paul Claudel, version scénique, mise en scène et scénographie d’Eric Ruf. Comédie Française, jusqu’au 13 avril.

Photo : ®Jean-Louis Fernandez