Avec Nage libre, Jessica Anthony compose une brillante variation sur l’envers de la normalité américaine des fifties. Un roman aussi intelligent que maîtrisé.

Moment historique, cher lecteur, comparable, par exemple, à l’envoi, par les Soviétiques, en 57, de la petite Laïka dans l’espace, dans ce tombeau volant que fut Spoutnik 2 pour l’infortunée caninonaute. Moment historique, disions-nous, puisque votre revue favorite peut s’enorgueillir d’avoir distingué un nouveau sous-genre littéraire américain, que nous nous proposons de baptiser swimming pool literature. L’inventaire est encore balbutiant, mais comprend déjà « Le Nageur » de Cheever, La Ligne de nage de Julie Otsuka et le nouveau Jessica Anthony, Nage libre.

Dans ce dernier, une piscine en forme de haricot fait office de miroir terrestre (plus précisément : à Newark, dans le Delaware des fifties) des étendues célestes où Laïka a entamé sa funeste ascension. Car ledit bassin, soumis à la quasi-apesanteur de l’élément liquide, est aussi une sorte de capsule envoyée vers un autre monde. Non plus celui de l’espace, mais celui du temps.

Kathleen, un dimanche de novembre anormalement chaud, procède à une de ces entorses à la normalité, une de ces excentricités qui révèlent, aussi sûrement que l’alcoolisme, le suicide et autre dépression, les fêlures fissurant familles et êtres recouverts du vernis de l’American way of suburban life. Car Kathleen, presque bartlebyenne dans son obstination sans véhémence, se refuse à quitter la piscine. Messe et golf : Virgil, lui, vivra la journée dominicale moyenne de l’Américain moyen, avec Buick Bluebird et lampée de whiskey planqué derrière le pot de saindoux. Structure faussement simple (alternance des points de vue : elle/lui/elle/etc.), savamment étoilée (comme s’étoile la vitre brisée de la normalité), qui rayonne largement dans le passé : Kathleen et Virgil, au cours de cette journée, baignent tous deux, non plus dans la piscine de leur résidence, mais dans le fleuve de leur existence. Leur rencontre, leurs frustrations – le renoncement au tennis pour l’une, le culte voué à Charlie Parker pour l’autre et la promesse, toujours restée à l’état de promesse, de se mettre au saxophone – leurs infidélités : tout cela, Jessica Anthony le fait remonter. Comme nageraient vers la surface d’une eau trompeusement calme les créatures du monde des abysses.

Vous me direz que cette dernière locution évoque plus la tératologie que la banalité de vies gâchées – les angoisses primitives que les névroses de la civilisation made in USA des années 50. Mais – et c’est ici que le talent sans esbroufe, subtil jusqu’à la discrétion, de Jessica Anthony se révèle pleinement – il faut s’attacher aux détails. A un nom : Virgil, dont l’illustre homonyme, on le sait, fut, entre autres choses, tour operator des Enfers ; à une image : des raquettes comparées à des « fusils » ; à un clin d’œil : à Rhode Island, patrie de Lovecraft, où Kathleen et Virgil ont vécu un temps, il est question d’une très lovecraftienne « horrible matière gluante ». Suggestions d’un monde indéfini, cruel, très ancien. Le drame d’époque, en costume fifties, plonge ses racines à des profondeurs insoupçonnées.

Jessica Anthony, Nage libre, traduit de l’américain par Claro, le cherche midi, 144 p., 18€