C’est l’une des figures les plus passionnantes de la musique contemporaine en Europe : rencontre avec Olga Neuwirth, compositrice invitée au Festival Présences de Radio France. Elle nous parle de son œuvre riche et engagée, centrée sur les changements de genres, de ses influences jazz et classiques, de son enfance autrichienne…Et nous livre sa vision de la musique aujourd’hui, alors que les plus grands musiciens se succèderont pour interpréter son œuvre pendant le festival.

Exergue 2 : «  J’espère en écrivant retrouver la trompette que je ne peux plus jouer »

Exergue 3 : « Si l’extrême droite prend le pouvoir, la musique classique sera le premier art attaqué, parce que « trop intellectuel » »

Exergue 4 : « Longtemps j’ai été marginalisée, parce que jugée trop politique »

L’œuvre qui ouvre le festival Présences est issue de votre opéra Orlando, fondé sur la figure fantasque inventée par Virginia Woolf qui traverse l’histoire en se transformant. Comment rendre un tel personnage ?

J’ai essayé de me concentrer sur certaines situations au cours des différents siècles, j’ai cherché la diversité mais aussi à rendre cette traversée du baroque à nos jours. L’idée était, lorsque j’ai commencé à travailler sur Orlando, de rendre au plus près cet être humain qui est d’abord un homme, puis devient une femme, et qui parvient à vivre sa propre vie à la fin de l’opéra, en assumant les changements de genres. C’est aussi l’histoire du processus qui permet à une femme de prendre confiance en elle-même. Ce mouvement, qui est très long et complexe, est difficile à expliquer en peu de temps.

Est-ce aussi pour cela qu’Orlando et Virginia Woolf vous intéressent particulièrement ? Il y est question de métamorphoses, de mouvements permanents, comme dans votre propre musique, non ?

Oui, absolument, je crois en effet que cette œuvre représente bien la musique que je fais depuis quarante ans, qui est sans cesse en mouvement, qui se transforme en permanence, qui se tord, qui refuse de s’assigner à un genre, s’interrogeant sans cesse elle-même, comme le fait Orlando, avec une ironie qui rend le livre très drôle. D’autre part, Woolf cite énormément, comme moi, sans doute parce que je viens du jazz, par ma famille. Au départ, j’ai cru que je deviendrais musicienne de jazz comme mon père, et j’ai gardé de cette première partie de ma vie, le goût de la citation musicale. La question centrale est la manière dont on cherche à savoir qui l’on est, à travers les différents egos qui nous traversent, et que nous rencontrons au fil de l’existence. C’est toute la question d’Orlando, de trouver la confiance pour poursuivre cette recherche, car même si tout change sans cesse, il y a un lieu où vous êtes, et il faut le trouver.

Orlando n’est-elle pas l’œuvre où vous poussez au plus loin ce goût de la citation musicale ? Du baroque élisabéthain à Lady Gaga…

Oui parce que l’opéra traverse 400 ans, et comment voulez-vous faire entendre le passage du temps, sinon par les références musicales ? Woolf joue de la même manière sur la littérature baroque en racontant l’époque baroque. C’est aussi un jeu qu’elle instaure avec beaucoup d’écrivains masculins, en détournant leurs œuvres, et leurs styles, voir en se moquant d’eux. Je fais la même chose dans l’opéra, et plus j’avance vers le XXe siècle, et XXIe siècle, plus je joue avec les codes du jazz et de la pop.

Vous présentez aussi une œuvre récente, Keyframes for a Hyppogriff, qui instaure un dialogue entre un contre-ténor, Andrew Watts, et un chœur d’enfants…Pouvez-vous en raconter la création ?

Oui, c’est une œuvre qui, à cause du covid, a été créée avec du retard, mais qui fut la première chose que j’ai écrite après Orlando. C’était une commande de la Philharmonie de New York dans un programme tourné vers les femmes compositrices. Et cette question y est bien présente, puisque le texte est sur les droits des femmes, comme l’était Orlando. Je l’ai écrit pour Andrew Watts, et je suis très heureuse qu’il vienne à Paris pour le chanter. Dans ces deux créations, les chœurs d’enfants n’étaient pas les mêmes : à Brooklyn, il s’agissait d’un chœur de filles, ce qui a priori n’était pas ce que je voulais, puisque j’aime l’idée que filles et garçons chantent ensemble pour nourrir l’espoir d’un monde commun, mais j’ai été profondément touchée par ces filles de Brooklyn qui venaient de milieux si différents. Au cours des répétitions, elles sont devenues une voix unique, féminine et new-yorkaise, qui exprimait l’espoir d’atteindre les mêmes droits que les hommes, enfin. A Berlin, ce fut un chœur d’enfants mélangés, qui exprimèrent le même sentiment d’espoir.

Vous présentez aussi au cours du festival le très beau concerto pour trompette, Miramondo Multiplio. Vous avez une histoire forte, et douloureuse, avec la trompette, puisque vous en jouiez, mais suite à un accident de voiture, vous avez dû arrêter. Quelle relation avez-vous aujourd’hui à l’instrument ?

C’est une relation mélancolique, puisque j’ai perdu l’instrument, je cherche donc sans cesse à lui rendre vie par la musique que j’écris. Je garde toujours ma trompette auprès de moi, je l’ai achetée aux Etats-Unis quand j’avais 14 ans, comme pour me rappeler ce que j’ai perdu, mais aussi en souvenir de ce que je fus. Ecrire pour la trompette est à la fois une joie et une tristesse. Je pense souvent à Miles Davis, parce que quand il jouait, il était toujours mélancolique. J’ai été aussi si profondément marquée par sa musique, que je cherche à retrouver dans la mienne. Miramondo Multiplio est mon hommage absolu à la trompette, à son histoire musicale, et à Hakan Hardenberger, qui l’a créé, et qui était mon héros absolu dans la trompette classique. Vous savez, le son de la trompette est très proche de la voix du contre-ténor, j’ai donc toujours recherché le son de la trompette dans mon travail : voilà  pourquoi le concerto est divisé en cinq parties qui sont désignées comme des « arias ». Si l’on perd la voix, on perd aussi la faculté de jouer de la trompette. Les deux sont impossibles si l’on ne peut plus respirer. Et c’est ce qui m’est arrivé lors de mon accident de voiture, je ne pouvais plus respirer, ma gorge était bloquée et je suffoquais.

Vous présentez aussi pendant le festival un hommage à Klaus Nomi. Qu’a-t-il représenté pour vous ?

Quand j’étais enfant, j’ai grandi dans sa musique, mon père avait tous ses disques. Quand il les écoutait pour la première fois, je me ruais vers sa chambre, et je demandais, mais qu’est-ce que c’est ? Klaus Nomi est toujours avec moi. Hélas, il nous a quittés trop tôt, puisqu’il fut une des premières et plus fameuses victimes du SIDA. Il jouait déjà entre les genres, puisqu’il avait chanté de l’opéra au Komische Oper de Berlin…. Il est très proche de ce qui m’intéresse, et de ce que je suis.

Nous célébrons cette année le centenaire de Pierre Boulez, je sais qu’il a été présent lors de votre début de carrière, et a notamment créé une de vos œuvres à Londres. Comment vous a-t-il influencée ?

C’est intéressant de voir comme aujourd’hui, les jeunes générations de compositeur n’accordent plus beaucoup d’importance à cette génération de Boulez, alors que pour nous, elle était essentielle. Cette génération a été incroyablement inventive, a cherché à repenser les codes musicaux après la guerre. J’ai aussi été profondément marquée par nos discussions : Boulez était révolutionnaire, il était féroce, il voulait vraiment changer quelque chose dans la musique. Il cherchait vraiment à faire entrer la musique dans l’avenir, j’entends la musique classique, qui est toujours en péril : et aujourd’hui encore, si l’extrême droite prend le pouvoir, la musique classique sera la première attaquée, comme toujours, jugée « trop intellectuelle ».

Vous semblez politiquement très pessimiste, en tant qu’artiste européenne…

S’il y a une chose que j’ai apprise de mes aînés, et de ceux qui ont connu la guerre, c’est que le premier signe de basculement d’une société a lieu dans le langage. Quand on accueille le populisme dans la langue, c’est comme la boîte de Pandore, il ne cesse de s’accroître. Et ce que je vois, c’est la haine qui s’exprime dans le langage d’aujourd’hui, il y a tant d’oppositions, dans les esprits, les manières de vivre, et les phénomènes de « backlash », avec une victoire conservatrice de plus en plus forte, comme on le verra peut-être bientôt en Autriche. Ils s’attaqueront avant toute chose aux femmes, aux immigrés…Ce n’est pas le pays que j’ai connu, j’ai grandi à la campagne, parmi des artistes. Je ne peux qu’être pessimiste.

Vous citez souvent Luigi Nono comme l’une de vos principales influences, est-ce pour la dimension politique de sa musique ?

Oui, absolument. Vous savez, je viens d’un monde où il était très difficile pour une femme de s’engager en politique, une femme ne devait rien dire, pas faire d’histoire. Pendant des années, j’ai été marginalisée, pour cette raison-là. Ce que j’admirais chez Nono, c’est que d’une part il élaborait une musique extrêmement précise et sophistiquée, et d’autre part, il n’hésitait pas à aborder des sujets politiques, et à prendre position, musicalement.

Je sais votre proximité avec la Prix Nobel Elfriede Jelinek, que représente-t-elle pour vous ?

Elle a été un grand modèle pour moi. Je l’ai découverte à quinze ans, et nous avons fait connaissance. Vous savez qu’elle a étudié la musique ? Mais elle a eu l’intelligence d’abandonner pour devenir écrivain ! (rires…). Au cours de notre collaboration, nous avons souvent été rejetées par le monde musical, même après qu’elle a reçu le Nobel. Ce qui ne nous a pas découragé puisque je suis en train d’écrire un opéra, à partir d’un texte d’elle, inédit que vous pourrez découvrir au début de 2026. La seule chose que je peux vous dire, c’est que nous n’avons pas réussi à trouver un coproducteur en France, même si je sais que Jelinek est très connue chez vous…Le sujet est très fort, pourtant, mais je pense que notre réputation nous poursuit.

Que représente Paris pour vous ?

J’y ai de très bons souvenirs, j’ai étudié à l’Ircam avec Tristan Murail il y a plus de vingt ans, et à cette époque-là, Paris est devenu une sorte de foyer pour moi. Je suis heureuse de venir, c’est merveilleux que des gens soient encore intéressés par notre musique, j’espère que nous pourrons ensemble créer cette aura de joie et peut-être de mélancolie, ce qui est toujours mieux que d’être seul.

Festival Présences, Radio France, du 4 au 9 février. Programme à retrouver sur www.maisondelaradioetdelamusique.fr

Près de 30 heures seront consacrées au Festival Présences sur France Musique, avec la diffusion de tous les concerts, dont 4 en direct, et de nombreuses émissions dont Le Carrefour de la Création le 26 janvier, et La Tribune des critiques de disques le 9 février.

PHOTO : Radio France / CHRISTOPHE ABRAMOWITZ