Lotte de Beer, jeune metteure en scène à l’esthétique frappante, s’apprête à nous offrir une nouvelle lecture des Contes d’Hoffmann à l’Opéra du Rhin.

Les Contes d’Hoffmann, oeuvre-monstre d’un écrivain perdu parmi ses fantasmes, fameusement inachevée par Offenbach à la fin de sa vie, héritière de multiples versions qui se réclament du maître, est sans doute l’un des opéras les plus difficiles à mettre en scène. Beaucoup s’y sont risqués, peu en sont sortis victorieux. Mais certaines mises en scène sont inscrites dans la légende : Béjart, Polanski, et plus récemment Robert Carsen dont la vision scintillante et surréaliste est reprise depuis vingt ans. Nul hasard donc que l’une des jeunes metteures en scène les plus courtisées du moment, la néerlandaise Lotte de Beer, se voit aujourd’hui confier un tel défi par l’Opéra du Rhin. Et ce, entourée d’une équipe aussi jeune qu’elle, notamment deux chanteurs qui entrent pour la première fois dans l’opéra d’Offenbach :  l’allemand Attilio Glaser incarnera le rôle marathonien d’Hoffmann et la néerlandaise Lenneke Ruiten portera, comme le veut souvent la tradition, les quatre rôles de femmes correspondant chacune à l’un des rêves d’Hoffmann, Olympia, Antonia, Giulietta, Stella. L’enjeu technique de ces différents rôles suppose une maîtrise de différents registres, extraordinaire chez les chanteuses lyriques. Lenneke Ruiten, soprano qui a commencé à se faire connaître chez Mozart, Strauss, et que l’on a déjà pu voir à l’Opéra du Rhin dans le Freischütz en 2019, ne craint pas de se mettre en jeu.

Ainsi tous sont réunis dans une atmosphère studieuse en ce jour de répétition derrière l’Opéra du Rhin, où l’on n’entend à peine les échos du Marché de Noël qui a transformé la ville. Lotte de Beer travaille sur le cœur du deuxième acte : s’y déploie la passion d’Hoffmann pour Olympia, l’automate au chant cultissime (Les oiseaux dans la charmille étant sans doute l’un des airs de l’opéra français les plus fredonnés au monde). Sur la scène, Attilio Glazer arrivé quelques heures plus tôt de Zürich où il chantait Verdi ( rythme olympique des ténors fameux…), se prête avec grâce à toutes les propositions de la metteure en scène.

Le narcissique et sa muse

Sur les murs sont accrochées les photos des décors de ces Contes : constitué d’une seule et unique pièce qui se métamorphosera à chaque acte, la scénographie va s’attacher à faire vivre la déchéance et la perte de repères d’Hoffmann, et de son acolyte, la muse ou Nicklausse incarnée par Floriane Hasler, présente ce jour-là. Le décor marquera sans doute l’inquiétante étrangeté propre à l’œuvre du romantique Hoffmann. Attilio Glazer chante en s’adressant à une poupée géante là pour figurer Olympia, puis se rapprochant du public, il s’empare d’une petite poupée, à qui Lenneke Ruiten donne voix. Ce jeu avec les poupées n’est pas sans rappeler la mise en scène dont on avait tant parlé d’Aïda par Lotte de Beer en 2021 : la chanteuse principale suivait une marionnette, incarnant l’héroïne esclave de Verdi, participant ainsi à un dédoublement du rôle. Dans son goût de la mise en scène ciselée, Lotte de Beer semble donner dans ces Contes une nouvelle fois une importance centrale à la poupée. Ainsi guide-t-elle geste à geste Attilio Glazer dans un jeu théâtral d’amour pour l’objet inanimé, qu’il soit géant ou minuscule. L’incarnation Olympia a souvent constitué l’une des questions maîtresses pour Les Contes d’Hoffmann : fallait-il réellement accepter l’idée d’une femme-poupée, robotique, comme l’a si merveilleusement chanté Nathalie Dessay il y a près de vingt ans, offrant à ce rôle toute sa dimension comique ? Ici, si l’humour est aussi présent, la figure d’Olympia s’inscrit dans une vision plus étrange et même psychanalytique de l’opéra, telle que nous la décrit Lotte de Beer à la pause : « cette œuvre me fascine depuis longtemps, notamment parce qu’elle se situe au carrefour de plusieurs genres, opéra accueillant des dialogues, à mi-chemin parfois du théâtre, et ça m’intéresse beaucoup. Pour construire ce spectacle, nous avons su très tôt que nous voulions nous concentrer sur le développement d’Hoffmann en tant qu’artiste et que l’opéra soit aussi un dialogue entre l’artiste et l’art. Parce qu’il est évident que les personnages féminins sont plats, elles ne sont que des projections de l’artiste. Mais ce qui est intéressant, c’est que ces projections de l’artiste correspondent toujours au même schéma : Hoffmann est le héros de l’histoire, il est adulé, il mérite l’amour de ces femmes projetées, qui sont presque des objets, tant elles sont inexistantes, et un diable vient empêcher le rêve de l’artiste d’avoir lieu. Je crois que ce schéma est celui d’un narcissique. Seul un personnage féminin est véritablement doté d’une volonté propre, c’est la Muse ou Nicklausse. Je la vois comme la psychanalyste qui porte aussi la voix de l’art qui demande plus à l’artiste ; on les découvre dans un bar, lui buvant un café et essayant de ne pas boire d’alcool, en ancien alcoolique, et elle, lisant la merde qu’il écrit, décide de l’emmener faire un voyage dans ses propres fantasmes, pour qu’il sorte de son état misérable. L’idée étant de le confronter, brutalement, à ce qui hante ses pensées, pour finalement l’amener à une confrontation avec lui-même. Je ne crois pas que la muse doit être sexy et superbe, elle doit seulement à la fin incarner l’amour de soi, enfin retrouvé. »

La mise en scène s’attachera donc au personnage de la Muse, pour nous mener dans ce conte intérieur, qui peut emprunter au cinéma fantastique et à la féerie, notamment par la présence de ces poupées qui grandissent ou rétrécissent : « j’aime beaucoup que dans le théâtre, l’on ait le pouvoir de confier une âme à des objets, et à agir ainsi dans l’esprit et l’imagination du public. »

De son côté, le directeur musical Pierre Dumoussaud qui dirigera l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, s’enthousiasme pour le projet : « C’est très excitant de se mettre au service d’une nouvelle production, de nouveaux décors, une nouvelle vision. Pour les chanteurs, c’est sûr que les deux rôles-titres présentent des défis de taille et mon rôle est de les accompagner dans les différents changements d’atmosphère de l’opéra. Mon rôle c’est aussi de les aider à atteindre la meilleure diction, afin que le public puisse se passer des surtitres. Pour la version, nous avons choisi les airs définitifs, expurgeant la partition des inventions du XXe siècle, et en même temps en gardant une attache au projet original, qui est un opéra comique, et non un grand opéra. Pour les dialogues, ils ont été modernisés, pour coller au discours de la metteure en scène, sans je l’espère dénaturer l’œuvre. Mais vous savez cet opéra est si protéiforme que chacun peut lui faire dire à peu près ce qu’il veut lui faire dire. »