Qualifié de « chef-d’œuvre inconnu » de Jack Kerouac, ce roman touffu, hirsute et exubérant comme une jungle qu’on défriche à la machette est presque contemporain de Sur la route, livre culte des beatniks, et comme lui prétendument écrit d’un seul jet en quelques semaines, un temps disproportionnément plus long que celui qu’il fallut à Pierre Guglielmina pour le traduire (admirablement) en français. Cette traduction parut chez Denoël en 1993 ; Folio la republie aujourd’hui avec un célèbre portrait de l’auteur par Tom Palumbo en couverture.
Jack Duluoz, alter ego de l’écrivain américain d’origine québécoise, s’est retiré dans une cabane sur le flanc du pic de la Désolation, au nord de l’État de Washington, où Kerouac fut employé comme veilleur d’incendie pendant l’été 1956. Il y décrit ses rapports avec ses amis (les anges en question), la plupart inspirés par des personnages réels, à peine masqués (Allen Ginsberg et William Carlos Williams ont été respectivement rebaptisés Irwin Garden et Dr Williams, par exemple), ainsi que sa quête mystique : fondée sur le bouddhisme zen, elle débouche sur une désenchantement délétère que Kerouac attribue à la popularité de cet enseignement philosophique dont il se sent en partie coupable en raison de son propre succès littéraire. En contrepartie, il se réconcilie avec le christianisme à travers la figure de Jésus-Christ. S’ensuit une interminable escapade qui le conduit de San Francisco au Mexique, puis de New York à Londres en passant par Tanger et Paris, avant de regagner les États-Unis.
Anges de la désolation est une débauche de prose en roue libre, selon la méthode de l’auteur qui refusait de se relire, prétendait-il, comme Paul Léautaud, pour ne pas compromettre le flux de sa spontanéité (mais les archives montrent que ces deux écrivains travaillaient plus soigneusement leurs manuscrits qu’ils ne le disaient). La fresque pléthorique qu’il déploie se situe entre Sur la route et Les Clochards célestes, ce triptyque formant un mémorable exemple de mémoires sous forme de prose poétique. Le King of the Beats, comme on l’a surnommé, mentor spirituel de Bob Dylan et de Tom Waits, y recourt d’ailleurs aux haïkus quand il ne se livre pas, à la faveur de l’alcool et des drogues, au style débridé qui le caractérise, tentative de conversion du principe d’improvisation du jazz en littérature, chaque chapitre étant en soi une jam session, autrement dit un « bœuf », sinon un bluff, sans vouloir faire de jeu de mots kérouaquien. En dépit de sa fluidité, la traduction ne pouvait que pâtir de ce genre de pirouette linguistique, des analogies plus souvent phonétiques que sémantiques ayant présidé à la rédaction fulgurante du livre. Au fil de sa plume gorgée d’une encre toujours en crue, cet orpailleur de Kerouac recueille des paillettes poétiques directement issues de son subconscient comme les surréalistes quand ils pratiquaient l’écriture automatique. Le résultat est souvent ahurissant, mais le livre tient la route, si déroutant qu’il soit.
Anges de la désolation, Jack Kerouac, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina, Folio (Gallimard), 524 p., 11 €