Dans son autobiographie intellectuelle, la fameuse Lettre VII, un des seuls textes où il parle en son nom, Platon explique que la philosophie doit se pratiquer, non à l’écrit, mais à travers la vivacité de l’enseignement oral. Si les livres rigidifient la pensée, s’ils calcifient le mouvement perpétuel de l’esprit, seul le dynamisme du dialogue permet à ce dernier d’enrichir authentiquement son questionnement. Le problème, bien sûr, tient à ce qu’il ne demeure rien d’une conversation, dont les mots sont à peine proférés qu’ils retombent aussitôt dans l’oubli. D’où la nécessité, pour les philosophes, de donner à leurs méditations un format livresque, susceptible de résister au temps. Mais précisément, à la lumière de l’avertissement inaugural de Platon, les livres dénaturent les doctrines qu’ils abritent. Ce qui conduit à la formulation d’un étrange paradoxe : la véritable œuvre d’un philosophe se situe, non dans les traités qu’il aura rédigés, mais dans ce qu’il n’aura pas légué à la postérité. Dans le néant d’archive de ses dialogues. Dans l’intensité fugace de ses fulgurances improvisées. Dans ces éphémères et fragiles moments de transmission dont il ne reste rien.
S’il existe un philosophe pour lequel ce paradoxe revêt toute son acuité, c’est sans doute Emmanuel Levinas. Auteur de Totalité et infini, théoricien du visage, constructeur d’une pensée qui puisait aussi bien dans la métaphysique classique que dans l’exégèse talmudique ou la phénoménologie, ce dernier était aussi un enseignant hors-pair, dont les cours ont marqué toute une génération. Chaque semaine, à l’École Normale Israélite Orientale, il réunissait un auditoire composite, mêlé de religieux et d’universitaires, de journalistes et d’écrivains, d’étudiants en philosophie et d’hébraïstes, pour commenter la Bible en tâchant d’en tirer les linéaments d’une pensée féconde. Seul problème : étant donné qu’elles avaient lieu le samedi, jour du shabbat dans la religion juive, ces leçons n’étaient pas enregistrées. Leurs seules traces demeurent aujourd’hui dans la mémoire de ses anciens disciples. Autant dire qu’elles sont suspendues à un fil.
Dans Samedi prochain à Auteuil, ce sont les échos de cette parole envolée que Salomon Malka a voulu consigner. Lui qui a été un disciple assidu d’Emmanuel Levinas dans sa jeunesse, il est resté longtemps réticent à raconter cette expérience, conscient que « le charme se dissipait » dès lorsqu’on essayait de traduire l’oral dans la langue de l’écrit. Mais, après avoir retrouvé en rangeant ses archives le journal qu’il tenait à la fin de son adolescence, en se décidant à le reprendre, c’est sous cette forme fragmentaire qu’il a tenu à recueillir les « bribes » transmises par la pensée d’Emmanuel Levinas. Des bribes en effet, car le « maître », comme l’appelle Malka, menait ses cours à la manière d’un « zoom » : au lieu, comme à l’université, de se plonger dans de longs développements théoriques, il s’en tenait à l’étude d’un extrait resserré, composé d’une poignée de versets. Des bribes également, car l’auteur admet qu’à chacun des cours auxquels il assistait, sa mémoire n’en retenait qu’un segment : « une formule, une phrase, un mot, une intonation, une citation, un raisonnement… »
Telle est la singularité de l’ouvrage de Salomon Malka. Au lieu de présenter un panorama de la pensée lévinassienne, c’est en pointillé, à sauts et à gambades, par aphorismes presque, qu’il l’expose au lecteur telle qu’elle s’est construite : dans les marges d’un « autre texte », la Bible, dont la narration rythmait ces interrogations. Pourquoi, selon Levinas, l’exil d’Abraham hors de sa terre natale reflète-t-il toute une conception éthique de la condition humaine, contraire à l’obsession grecque du retour à Ithaque, où l’arrachement hors de l’identité est au cœur de la subjectivation, comme si l’individu était ontologiquement étranger, exilé de lui-même ? La vieillesse de Jacob, tenté de se reposer de toutes les péripéties qu’il a traversées au cours de son existence, ne démontre-t-elle pas a contrario que le refus du sommeil est le fondement même de l’idée de justice ? Et le corbeau de l’arche de Noé, lui qui continue de se méfier des autres animaux alors que le monde est censé avoir été purifié du Mal par le déluge, ne détient-il pas une lucidité sur l’échec inévitable de la « révolution » ? Ne sait-il pas qu’aucune utopie ne pourra jamais forger une humanité nouvelle, expurgée de l’immoralité ? Toutes ces questions, au fond, reviennent à en poser une seule : et si la tâche de la pensée était, avant toute construction de concepts, de déployer le commentaire d’une poésie première ?
Salomon Malka, Samedi prochain à Auteuil, Editions du Cerf, 208 p., 24 euros