Profondément bouleversé par les massacres du 7 octobre 2023 perpétrés par le Hamas, Michaël Prazan dénonce dans un nouveau livre vif et percutant, marqué par sa grande connaissance du sujet et ses rencontres avec des chefs islamistes du Proche-Orient, la responsabilité accablante des « idiots utiles » occidentaux, porte-voix politiques et étudiants d’une banalisation simpliste de ce pogrom sanguinaire, favorisant la résurgence d’un conflit et son inévitable corollaire maléfique, l’antisémitisme.
Comment expliquez-vous la présence en Occident de ces « idiots utiles », soutiens plus ou moins conscients du Hamas, l’organisateur du pogrom sanglant du 7 octobre dans le sud d’Israël ?
Tout d’abord, les survivants de la Shoah sont devenus très rares aujourd’hui et ils disparaissent progressivement. Ils sont encore des garde-fous contre une résurgence trop visible ou trop militante de l’antisémitisme. Il y a des jeunes générations qui n’ont déjà plus aucune mémoire de la Shoah, plus aucune incarnation de cette mémoire historique. Je savais depuis quelques années que ce moment arriverait et qu’il remettrait d’une certaine manière les compteurs de l’antisémitisme à zéro. Je pense que c’est un point fondamental et que nous y arrivons progressivement avec la disparition prochaine des derniers survivants de la Shoah.
Par ailleurs, le monde a changé. Regardez l’ONU, sa direction générale, ses représentants.
Son Secrétaire général, Antonio Guterres, n’est pas un ami d’Israël. Ses instances ont été très largement renouvelées et il y a des alliances aujourd’hui qui donnent beaucoup plus de place qu’auparavant aux pays du Sud. Avec un axe qui s’est formé dans le Sud global, pour qui Israël est à l’avant-poste de l’Occident. Et il y a des comptes à régler de ce point de vue-là. La question de l’antisémitisme n’est pas anodine, notamment dans un certain nombre de gouvernements sud-américains, et ailleurs également.
Tout cela participe à cette atmosphère particulière qui est une question que je traite à la fin de mon livre, cette très vieille antienne soulevée à de nombreuses reprises à l’ONU depuis les années 70, et qui reprend de la vigueur. Dans une situation effectivement exceptionnelle qui est la nôtre aujourd’hui, qui entretient une histoire d’accusation ou plutôt d’inversion accusatoire concernant Israël et les imputations génocidaires.
Il y a cet environnement international et il y aussi ce facteur générationnel dont je parlais, qui a un contexte évidemment idéologique.
J’avais tout de suite pressenti que l’explosion du wokisme pouvait déboucher sur une cible collatérale qui serait celle du « signe juif » et du « signe israélien ». Cela s’est révélé exact à travers un certain nombre de marqueurs et d’explosions militantes ou d’agit-prop, notamment autour des universités. Cette agitation a lieu au sein d’universités, qui, aux Etats-Unis, ont été très largement renouvelées en termes générationnelles et aussi relativement aux subventions qu’elles touchent. Ces subventions viennent désormais beaucoup du Qatar, ce qui a permis l’implantation d’un certain nombre d’associations très clairement « frèristes ». Ces associations font partie du réseau associatif des Frères musulmans dans tous les pays où ils sont implantés – plus de 80 pays – et ce qu’on voit à Columbia à New-York, à Sciences Po à Paris, a été suscité par ces associations frèristes – on peut citer, entres autres, Students for Justice in Palestine, dont une antenne a été opportunément créée à Sciences Po Paris juste après le 7 octobre 2023 ; l’association est fondée dans les années 1990 par Hatem Bazian, un Frère musulman palestinien qui a enseigné le droit islamique à Berkeley, et qui a été interdite aux Etats-Unis pour avoir financé le Hamas.
Le fonctionnement autoritaire du Hamas, milice armée islamiste, qui administre Gaza depuis 2007 en éradiquant la moindre opposition, n’est-il pas à l’opposé des principes démocratiques d’ouverture que défendent par ailleurs ces « idiots utiles » dans leurs pays ?
Il y a un dénivellement du niveau d’enseignement qui affecte les étudiants et les enseignants, entrainant une déperdition de la connaissance de ce conflit au Proche-Orient, en particulier.
Il y a des éléments à la fois de manipulation et un phénomène de « traînée de poudre » dans les universités dans le monde, via cet effet centrifuge et de contagion qui a permis de voir ce à quoi on a assisté dans un certain nombre de pays industrialisés (la France en fait partie).
On a bien vu que l’extrême gauche gagnait du terrain. Ces mouvements, qui se sont faits d’emblée – dès le lendemain du 7 octobre 2023 – les alliés plus ou moins objectifs du Hamas contre Israël. Et derrière Israël, c’est évidemment aussi les Juifs qui sont visés, ce qui a provoqué immédiatement des explosions d’actes antisémites – dès le 8 octobre, alors qu’Israël n’avait pas encore riposté. Les sociétés concernées sont les sociétés européennes, la France en particulier.
Donc, voilà, il y a eu une forme de « combo », disons, c’est-à-dire une addition de facteurs distincts qui a permis ce à quoi nous avons assisté. C’est ce que j’ai voulu décrire dans mon livre.
Évidemment dans le cas de La France Insoumise (LFI), il y a une dimension très clairement électoraliste. Mais il y a aussi une conviction.
Et puis c’est l’occasion, ce qui s’est passé dès le 7 octobre, d’une explosion d’antisémitisme de manière plus ou moins masquée, plus ou moins assumée, le terme « « sioniste » ayant bon dos. Pour pouvoir relancer une forme d’antisémitisme qui est d’autant plus brillante qu’elle se présente sous couvert d’antiracisme. Nous voyons donc tous ces phénomènes-là qui se combinent, sachant que depuis 40 ans, en gros depuis la disparition de l’Union soviétique, après la disparition de l’apartheid, il y a un antisémitisme qui s’est enkysté dans le militantisme d’extrême gauche. Et aujourd’hui, l’extrême gauche cannibalise l’ensemble de la gauche. Cette question est devenue l’un des dernier grand marqueur militant et étudiant, mais pas seulement du militantisme de gauche et d’extrême gauche. Tout cela a participé à l’atmosphère et à la résurgence des antisémitismes dont nous avons été témoins.
Vous évoquez ces facteurs contextuels majeurs, que vous décrivez dans votre livre comme autant d’éléments explicatifs importants.
Mais comment en est-on arrivé à ce phénomène de véritable séduction de masse ? Comment comprendre ce soutien presque romantique pour la « résistance » palestinienne, qui s’est opéré depuis le 7 octobre sur les campus français et américains et dans les rangs d’une certaine gauche, alors que cette « résistance » est le fait du seul Hamas, mouvement autoritaire terroriste exclusif, qui soumet par la force la population palestinienne pour islamiser Gaza et toute la région « du Jourdain à la mer », comme sa Charte le clame sans ambiguïté ?
Tout marche ensemble à la fois. Les mots ne sont plus employés pour ce qu’ils sont – comme avec le terme « génocide ».
Il y a aussi une perte de repères, une désaffection pour ce que représente fondamentalement la démocratie. C’est particulièrement sensible dans les nouvelles générations. Il y a une fascination renouvelée pour une sorte de nihilisme, pour une façon de plaquer sur toutes les situations politiques et géopolitiques dont on parle, non pas la réalité de ce qu’elles sont, mais, disons, un certain nombre d’éléments qui hantent la mémoire occidentale et européenne en particulier. Que ce soit, par exemple, les notions de colonialisme, de fascisme, ces mots sont devenus assez « mous », au moins dans leurs définitions et avec une réalité qui peut être aussi très franchement biaisée.
C’est aussi fondamentalement l’antisémitisme, plus vivant que jamais. Il est même plus brutal qu’il n’avait jamais été depuis la Seconde guerre mondiale, dans son expression verbale, mais pas uniquement.
Il n’y aurait pas de Juifs en Israël, ils se foutraient éperdument des Palestiniens, comme ils se sont foutus éperdument des 400 ou 500.000 morts de la guerre en Syrie depuis 2011, et de bien d’autres conflits. Donc ce point de fixation n’est absolument pas anodin.
J’habite dans un arrondissement bourgeois du centre de Paris et je vois des lycéens bien « bourgeois » également, qui s’amusent à prendre l’accent du « 9-3 ». La séduction opérée par ces différents éléments du discours frèriste, les chemins de leurs voies de diffusion et de prégnance sont toujours difficiles à appréhender, à anticiper.
L’influence du frèrisme, qui s’étend à l’ensemble de la société, pour des raisons d’ailleurs très variées, implique aussi un discours victimaire. Cette notion a été inventée par la République islamique d’Iran et très largement diffusée à partir des années 1980 en Occident.
Ce discours véhicule l’idée que ce sont les populations « arabo-musulmanes » qui sont les plus discriminées dans le monde, et particulièrement au sein des sociétés occidentales. Tout cela a joué. Il y a cette alliance de fait entre une certaine gauche et l’islamo-gauchisme, dont on questionnait l’existence il y a encore quelques années, et qui est aujourd’hui une réalité qui s’offre à nos yeux.
Cette alliance objective, LFI notamment, l’incarne parfaitement.
Il y a aussi, et ça n’est pas négligeable, une forme d’intimidation et de peur instillée qui touche – mais pas seulement – un certain nombre d’enseignements. Parler de la Shoah, de la fondation, de la création d’Israël est parfois extrêmement problématique, donc certains enseignants préfèrent mettre ces questions sous le tapis. Quand ils sentent qu’il y a le poids de cette vision qui fait d’Israël et d’un « nouveau fascisme occidental » qui auraient contribué à « voler » la terre des Palestiniens, etc. Mon livre ne revient pas sur la Fondation d’Israël, sur ce qu’est ce pays. J’ai essayé d’y décrire les phénomènes plus ou moins diffus qui ont explosé après le 7 octobre, et qui ont contribué à le rendre possible.
Qu’est-ce qu’une « fenêtre d’Overton », dont vous parlez dans votre livre ?
Installer une fenêtre d’Overton, c’est créer volontairement un décalage pour faire admettre progressivement une idée – à l’origine jugée insupportable – pour la vulgariser au sein de la société, et faciliter sa diffusion.
L’exemple le plus connu, c’est l’idée de faire accepter le cannibalisme. Il y a un certain nombre d’étapes à respecter, décrites dans cette théorie d’Overton, faisant passer la perception d’une idée d’insupportable à radicale, et ainsi de suite. L’assertion disant que le cannibalisme est quelque chose qu’on peut admettre, est évidemment rejetée par l’ensemble de la société. Mais à partir du moment où on commence à diffuser cette idée et à la marteler, à partir du moment où cette idée commence à être discutée par des « savants », des experts, à partir du moment où un certain nombre d’établissements qui ont pignon sur rue discutent de la thèse en question, les médias vont ensuite la reprendre et en discuter à leur tour. Elle va finir par infuser dans la société et par devenir une pensée ou une idée commune.
C’est ça, la fenêtre d’Overton : une mécanique médiatique très bien huilée, que connaissent notamment les gens qui font de la veille sur Internet pour les entreprises. C’est ce qui est décrit dans la série « La Fièvre », produite par Toledano et Nakache. Et c’est quelque chose qui fonctionne assez bien.
C’est ça que j’ai voulu montrer : comment on a réussi à diffuser cette assertion aberrante disant qu’Israël est peuplé de Juifs – victimes d’un génocide – qui ont eux-mêmes commis un génocide. Et la rendre visible dans la société et en même temps aboutir à lui faire prendre une forme d’évidence, même si l’assertion est fausse. Donc voilà ce que c’est, très rapidement décrite, la fenêtre d’Overton, mais je le fais plus amplement avec cet exemple du génocide dans la deuxième partie de mon livre.
Vous relatez votre entrevue à Gaza City il y a quelques années avec Khaled El-Batch, chaleureux cadre du Djihad islamique palestinien, habillé à l’occidentale. Il ouvre devant vous plusieurs fenêtres d’Overton : il relativise la notion de terroriste – « les résistants gaullistes furent terroristes sous Vichy ; tout cela peut évoluer avec le temps ». Avant de deviser aimablement sur l’absence de civils en Israël, selon lui.
Ces interlocuteurs islamistes, qui doivent tenir le même discours à tous les Occidentaux qu’ils croisent, utiliseraient donc cette rhétorique afin de vriller les débats en Occident, en misant sur l’efficacité de cette patiente mécanique de diffusion de leur discours par capillarité. Voyez-vous les « idiots utiles » en Occident reprendre des codes ou des éléments de langage de ces chefs islamistes, même des mois ou des années plus tard ?
Ils les reprennent déjà, notamment incités par ces associations étudiantes surveillées par les Frères musulmans et dont ils reprennent exactement les mots d’ordre.
Quelque chose m’avait frappé, que je n’ai pas mis dans mon livre et je le regrette.
Lorsque j’ai visionné les programmes pour enfants de Al-Aqsa TV, c’est-à-dire la chaîne du Hamas, on faisait chanter à des enfants de 4 ou 5 ans des comptines appelant à la destruction d’Israël, appelant à tuer tous les Juifs, etc. Les mélodies de ces comptines, je les ai entendues à Paris : c’était exactement les mêmes mélodies reprises en chœur par les étudiants manifestant devant Sciences Po après le 7 octobre, lancées par les équipes militantes. Il est évident que les étudiants qui les reprenaient ne savaient pas du tout d’où ça venait, mais c’était pour moi la preuve que ces mélodies et ces slogans avaient été impulsés par les associations frèristes qui sont implantées à Sciences Po, notamment.
Des chants militants qui influencent ensuite très clairement ces petits idiots utiles qui sont censés être l’élite française, européenne ou américaine de demain. Donc on voit bien le lien, l’impulsion et l’influence que les militants frèristes mettent en action.
Et évidemment, on a le même processus qui s’opère avec ce discours affirmant comme une évidence qu’il n’y a « pas de civil en Israël » parce que tout le monde doit faire son service militaire. Et on y inclut les enfants puisque ce sont de futurs combattants qui porteront les armes, tôt ou tard.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ces éléments de langage sont dirigés contre nous ou plutôt pour nous, devrais-je dire. C’est vraiment très clair pour le Djihad islamique, pour le Hamas : ils ont un discours calibré à destination de l’Occident.
Eux n’en ont rien à foutre des civils, ce n’est vraiment pas leur problème : ils n’ont pas besoin de ce type de discours sur les civils ! Ce qu’ils veulent, c’est la destruction d’Israël, l’éradication de toute présence juive sur cette terre. Ils ne se posent pas la question de savoir qui est un civil ou qui ne l’est pas. C’est une question qui préoccupe l’Occident, qui préoccupe les Européens, et c’est à leur seule destination. Ils essaient de convaincre qu’effectivement, ils sont légitimes à tuer toute personne en Israël.
De la même manière que le discours était à peu près identique dans certains propos sur la décolonisation au moment de la guerre d’Algérie. Il a d’ailleurs été repris par Sartre lui-même dans son introduction au livre de Frantz Fanon, « Les Damnés de la terre ».
Ce n’est pas nouveau, cette volonté de faire disparaître la question du civil, dans le cadre de campagnes asymétriques. C’est un très vieil argument, repris à destination de l’Occident par les groupes terroristes palestiniens.
Le terrorisme doit se justifier moralement et notamment auprès des soutiens qu’ils comptent dans d’autres pays qui leur sont étrangers, notamment en Occident. Ils doivent justifier d’une certaine manière l’acte terroriste pour lui donner un vernis de bonne conscience et de légitimité.
Il y a un conditionnement militant, une émulation militante internationale qui s’est propagée comme une traînée de poudre.
Et puis, encore une fois, cela s’attribue à l’antisémitisme, il n’y a pas d’autre explication.
C’est vrai que ça choque.
J’ai voulu tourner cela dans tous les sens et je ne vois pas d’autre explication.
Mais l’étudiant de Sciences Po de dix-huit ou vingt ans, il n’est pas antisémite ? Il le deviendrait ?…
Il n’est pas forcément antisémite a priori et il n’en est pas totalement conscient non plus. Il a même sans doute le sentiment d’agir pour le bien. C’est toute la perversité de ce retournement et de cette intention. Moi le premier, je ne vais pas le cacher, j‘ai été stupéfait par ce qu’il s’est passé.
Même s’il y a eu des signes avant-coureurs. Le premier coup de semonce, c’est la seconde Intifada. Autour des années 2000, on a vu les choses se mettre en place, avec la poussée à la fois d’un militantisme traditionnel à gauche, mais aussi l’apparition d’un encadrement du militantisme étudiant. Avec une volonté affichée de vouloir « nazifier » Israël. Donc tout cela était déjà en place pour aboutir aux phénomènes d’adhésion et d’engouement dont je vous parlais. Ça ne fait que se développer, notamment sur le terreau fertile de l’ignorance. Et du plaquage, de la transposition de situations étrangères – qui sont celles du Moyen-Orient et d’Israël en particulier – dans un contexte national, localisé.
Un certain gauchisme a fait du Juif un « super dominant ». Et sans transition, puisqu’on est passé de la victime juive de la Seconde guerre mondiale au Juif « super dominant ».
Statut plaqué et également conforté par une « pensée » anticapitaliste en vogue actuellement. Je l’évoque dans ma conclusion : les Juifs n’ont pas le droit non plus d’être considérés comme des « racisés ». Ils ne peuvent se trouver que dans cette situation – avec ce statut assigné – du moins celle qu’on leur rêve : des dominants ou des super dominants. Ceux qui sont tout en haut de la pyramide de la domination.
Je le signale aussi dans mon livre : je trouve quand même stupéfiant qu’un certain nombre de livres scolaires qui ont pignon sur rue se fassent le relais de ces discours. J’ai moi-même été enseignant et j’ai eu ces manuels entre les mains.
Ce qui est d’autant plus scandaleux, c’est que, depuis une vingtaine d’années, autant l’enseignement général est plus ou moins épargné par ces prêchi-prêchas d’idéologues qui prennent les élèves pour une forme de chair à canon idéologique. Autant ce clientélisme idéologique s’exerce de manière extrêmement visible dans les manuels scolaires d’histoire-géographie et d’éducation civique à destination des publics de l’enseignement professionnel – CAP, BEP, Bacs pros… – avec un vocabulaire essentiellement racisé, avec ces notions de dominants et de dominés, dans certains chapitres.
Cette conscientisation des élèves fait des Juifs et d’Israël une sorte de point de fixation fascisant et raciste. Point de fixation qui contaminerait la région et le monde. Je cite dans mon livre un certain nombre de ces manuels et leurs publics ciblés, quels que soient les sujets, géopolitiques, environnementaux, économiques, sociaux …
On lit cette fabrication d’un monde binaire reprenant, par exemple, les théories de Bourdieu, en scindant le monde en dominés/dominants, opprimés/oppresseurs : c’est une simplification et une caricature terriblement manichéenne de la réalité du monde.
Au sein de cette vision caricaturale, ces mythes manichéens associent Israël et les Juifs, dans un point de fixation, comme des alliés de la « domination occidentale ».
Le succès des études « décoloniales » depuis quelques années n’a-t-il pas renforcé ces discours manichéens ?
Tout marche ensemble, le wokisme, les études décoloniales, tout cela participe du même magma intellectuel et de la fabrication d’une vérité qui n’est pas juste, qui n’est pas authentique.
Je ne sais plus qui a dit cette chose très juste : dès que vous voyez une rupture de la logique, c’est que vous touchez du doigt ce type d’idéologie, qui favorise notamment une forme d’antisémitisme. Ce sont des idéologies qui contiennent des contradictions à chaque étape de leur raisonnement. Un exemple très simple : les attentats du 11-septembre 2001. Ceux qui étaient aux manettes des avions, c’était principalement des Saoudiens, qui n’étaient pas particulièrement défavorisés… Ils avaient beau être racisés, ils n’étaient clairement pas les damnés de la Terre.
L’antisémitisme engendre toujours des infractions à la logique. C’est sa grande force.
L’irrationnel permet de faire sauter les digues logiques qu’il devrait y avoir dans un raisonnement purement logique, mais il ne l’est jamais. Ça vaut pour le wokisme aussi. Il affirme qu’il est purement logique alors qu’il ne l’est jamais.
En conclusion, vous dédiez votre livre à une liste de femmes car « les islamistes détestent les femmes libres », écrivez-vous.
On pense à d’autres femmes, des féministes qui avaient choisi de participer en novembre 2019 à une manifestation à Paris contre l’islamophobie, mais qui ont découvert que les défenseurs de l’Islam reconnus par les organisateurs (dont le CCIF, proche des Frères musulmans) étaient surtout des représentants musulmans très conservateurs et pas franchement féministes. Caroline De Haas avait décidé de s’y rendre tout en demandant qu’on « retire » son nom de la liste des signataires du texte accompagnant la manifestation « parce qu’il y a dans cette liste des personnes qui ont tenu des propos d’une violence sidérante à l’encontre des femmes », avait-elle dit. D’autres personnalités de gauche s’étaient aussi distancées de ces initiatives, portées notamment par LFI.
Au risque de la provocation, peut-on se tromper de bonne foi sur ces sujets délicats et complexes ? Les idiots utiles n’ont-ils pas droit à l’erreur ?
Tout d’abord, je tiens à préciser que cette liste de dédicaces à la fin de mon livre est non exhaustive.
Oui, LFI assigne à résidence les identités, tout comme certains intervenants dans ce débat. Je pourrais citer Pascal Boniface, par exemple. Certains estiment qu’un bon Arabe doit être musulman et sa femme voilée.
Non, on ne peut pas se tromper, parce que ces mêmes personnes, je ne les entends pas sur les attentats, par exemple. Je ne les entends pas sur le martyre des femmes iraniennes. Il y a une volonté très claire. Cette démonétisation du vocabulaire accomplie (ce qu’on appelle génocide n’est pas vraiment un génocide, etc…) est extrêmement inquiétante et les Juifs ne sont pas les seuls à en pâtir. Pour rester sur l’exemple du génocide, les victimes collatérales de cette dévitalisation du vocabulaire sont aussi les Arméniens, les Tutsis du Rwanda… On n’a pas fini d’en voir les conséquences.
Les fenêtres d’Overton fonctionnent bien, parce qu’une partie de la société est prête à entendre ces discours-là. Ce qui m’a sidéré également, c’est aussi de voir aussi que ma ville natale, la ville où j’habite, Paris, a pu élire des antisémites, dans certains arrondissements, dans certaines circonscriptions. Ça a quand même été une sacrée douche froide.
Identifiez-vous l’époque qui a vu naître en France les premiers facteurs de développement de ces récits et la construction de ces discours favorables ou indulgents à l’égard de ces mouvements terroristes islamistes, ou complaisants avec une forme ou une autre d’antisémitisme ?
Il y a plusieurs phénomènes qui ont tous éclos entre les années 2000 et 2004.
Il y a d’abord la loi contre les signes religieux à l’école. Impardonnable pour toutes les organisations frèristes en France mais aussi à l’étranger. Le Rapport Obin a été une alerte dont on n’a pas tenu compte. Il y aura évidemment plus tard la publication des caricatures de Mahomet.
J’étais prof en Ile-de-France dans ces années-là, entre 2000 et 2004. Dès cette époque, des semeurs de haine s’épanouissent, que j’ai vus se propager dans mes classes. Tariq Ramadan et ses cassettes, que mes élèves s’échangeaient en cours, puis celles de Dieudonné et d’Alain Soral.
Tout cela apparait dans un espace-temps restreint, entre ces années 2000 et 2004. Un certain nombre de facteurs favorisent ces phénomènes, comme la secondeIntifada en Israël, sa médiatisation, au moment où Internet explose.
Beaucoup de Juifs ont alors déménagé et ceux qui sont restés ont vu leurs vies changer. Les meilleurs amis de mes élèves musulmanes étaient juifs et cela ne posait aucun problème à personne. Jusqu’au tournant de ces années-là.
Ce furent les graines qui ont été semées à ce moment-là et dont on récupère aujourd’hui les dividendes, dont nous sommes maintenant prisonniers, collectivement.
Et lorsque les Juifs s’en vont, ils deviennent le jouet des fantasmes antisémites des autres.
Le complotisme prospère alors sur leur dos.
Et le grand malheur des Juifs, c’est d’être prisonniers de ces fantasmagories et de ne jamais pouvoir être ce qu’ils sont réellement.