Patrice Trigano a défendu de grands artistes d’après-guerre. La Promesse de l’art, mémoires d’un galeriste raconte une vie nourrie de rencontres fabuleuses auxquelles il est toujours resté fidèle…
Patrice Trigano a-t-il eu mille vies ? On pourrait le croire à la lecture de son livre-mémoire qui retrace le parcours d’un galeriste qui est aussi celui d’un apprenti commissaire-priseur, d’un expert en art auprès des tribunaux, d’un écrivain, d’un amateur féru de théâtre, d’opéra et de philosophie. Trigano semble fusionner les qualités du parfait intellectuel qui côtoya ceux qui contribuèrent à faire l’art des années 1960 et 1970. Nous sommes avant la création du Centre Pompidou, avant la démultiplication des galeries et la folie spéculative des enchères. Moment de grâce où la notion d’avant-garde a encore cours. Trigano est un jeune homme sensible à la chose culturelle, bien loin des préoccupations entrepreneuriales de sa famille qui se distingue par le commerce fructueux de la toile de tente – alors que les congés payés font déferler les familles sur les plages – et par l’association à ce qui allait devenir l’aventure du Club Med’. C’est son oncle Gilbert qui développe cette affaire en or pendant que son autre oncle, Serge, fonde la chaîne hôtelière Mama Shelter. Le tourisme est alors la grande aventure familiale en même temps qu’il se découvre une passion pour les contes d’Hoffmann mis en opéra par Offenbach. Dès lors, sa devise sera celle de Robert Filliou : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».
Faculté d’émerveillement
Épiphanie qui se confirme lorsqu’il tombe malade d’une péricardite constrictive, alité durant des mois, à l’âge de 20 ans, ne sachant s’il en réchappera. Pour tromper la mort, il se met à lire de manière frénétique et au sortir de cette épreuve, il renonce à tout argent familial pour vivre par lui-même, revendiquant un esprit subversif au diapason des idées de mai 68. Il est alors féru des textes de Marcuse et de Lupasco. Mais le jeune homme a quand même fait ses classes à l’École alsacienne, auprès des enfants de Picasso et de Simone Signoret, puis à l’École du Louvre et en fac de droit. Le cadre de son enfance est donc confortablement bourgeois, l’accès à la connaissance et aux relations relativement aisé. Encore fallait-il transformer l’essai. C’est un sérieux implacable et une grande érudition qui lui permet très tôt d’entretenir des conversations de haut vol avec le grand critique d’art Pierre Restany ou le fascinant antiquaire Maurice Rheims, qui lui met le pied à l’étrier. « À cette époque, il n’y avait pas de marché en art contemporain. Je lui ai donc proposé, avec Jean-Claude Binoche, d’organiser les premières ventes de peintures contemporaines aux enchères ». En parallèle, il achète son premier tableau, un Max Ernst, mu par sa passion pour le surréalisme qui avait été attisée par une lettre qu’il avait décidé d’écrire à Magritte : « Et il m’a répondu ! En me parlant de la faculté d’émerveillement, C’est celle-ci que j’ai toujours cherché à ne pas perdre. » Émerveillé, il l’est toujours, lorsqu’il relate ses rencontres à la Colombe d’Or, cette auberge mythique de Saint-Paul de Vence où il passa des moments inoubliables en compagnie de Dubuffet et Max Ernst, lorsqu’il évoque le peintre mésestimé Léopold Survage chez qui il se lia d’une amitié durable avec Daniel Abadie qui n’était pas encore le grand commissaire d’exposition que l’on connaît. Émerveillé aussi par le souvenir de Niki de Saint-Phalle et de Jean Tinguely qu’il a visités à l’auberge du Cheval Blanc à Soizy-sur-Ecole.
Âme de missionnaire
Aujourd’hui, alors que nous le rencontrons dans sa galerie du 4bis rue des Beaux-Arts, la pose est élégante, presque précieuse, et le ton est celui d’une douce nostalgie. Sur ces lèvres, les noms défilent, plus fascinants les uns que les autres : Georges Mathieu, le plus royaliste des lyriques abstraits, Gérard Schneider, le plus mal-aimé, César, le plus tonitruant, Michaux, le plus timide, Messagier, le plus fêtard, Tal Coat, le plus taiseux, Lapicque, le plus incompris, Ladislav Kijno, le plus intarissable… La liste est trop longue pour tout citer mais après avoir côtoyé les Nouveaux Réalistes, le groupe Support-Surface, les membres de BMPT (Buren, Mosset, Parmentier, Toroni) et les abstraits lyriques grâce à la création de la galerie Beaubourg en 1973 en association avec Pierre et Marianne Nahon, il fera cavalier seul dix ans plus tard en se donnant pour mission de réhabiliter la deuxième école de Paris qui commençait à être délaissée. Degottex, Soulage, Manessier, Tal Coat, Zao Wou-ki, Estève, Bryen, Riopelle, Bram Van de Velde, Hélion… « Je ne fais aucune différence entre les artistes qui ont du succès et ceux qui n’en ont pas. J’ai par exemple fait une exposition de Pierre Bettencourt où je n’ai rien vendu mais j’en suis aussi fier que d’avoir accompagné la carrière de César. » Face à nous, un sublime Magnelli de 1914 auquel il voue une véritable dévotion, le considérant comme le précurseur des constructivistes et du pop art, voire de la Figuration Narrative : « J’avais toujours rêvé de faire une exposition de ce peintre. Mon vœu se réalisera au printemps. Lorsque vous regardez un Valerio Adami, impossible de ne pas voir le tribut qu’il porte à Magnelli ». On est aussi entouré de sculptures de Mel Ramos qui exhibent des pin-up sur des tablettes de chocolat ou surgissant d’une peau de banane : « Il est dans la lignée de Warhol et de Wesselmann or les gens le considèrent comme vulgaire, pensant qu’il réduit la femme à un objet sexuel. Une association féministe a même manifesté durant une de ses expositions ce qui l’a beaucoup attristé car son propos est justement de dénoncer la marchandisation de la femme. ». Le premier degré est décidément un fléau… Et puis il y a des œuvres de Hiquily, ce sculpteur qui jouit d’un regain d’intérêt. « Je crois avoir contribué à la remise en selle de tous ces grands artistes d’après-guerre. Je me sens l’âme d’un missionnaire, pour que les artistes ne tombent pas dans l’oubli », nous confie-t-il, expliquant que c’est cette génération qui continue de le faire vibrer alors qu’il n’a pas pris le train de l’art contemporain d’aujourd’hui. À contrecourant ? « Oui, peut-être. Je suis en effet aujourd’hui un galeriste d’art moderne, fidèle à mes contemporains. Mais cette vie je l’avais rêvée et j’ai réussi à vivre mon rêve ». Un rêve qui se poursuit dans ses travaux d’écriture à travers lesquels il conte sans relâche les vies d’artistes tourmentés et hors-norme, ses compagnons intérieurs que sont Antonin Artaud, René Crevel, Alfred Jarry, Raymond Roussel et prochainement Georges Bataille.
Photo : Photograph by Edouard Monfrais-Albertini / Hans Lucas.
Patrice Trigano, La promesse de l’art. Mémoires d’un galeriste, éditions du Canoé, 428 pages, 24 euros