C’est une des pièces les plus profondes du metteur en scène polonais et de sa formidable troupe du Nowy Teatr : Elizabeth Costello, d’après le roman de JM Coetzee, est à voir en ce moment à la Colline.

A travers la vie d’une femme, signer une épopée du langage. Sans doute est-ce cela que J.M. Coetzee, et aujourd’hui Krzsysztof Warlikowski, ont recherché en narrant différents épisodes de la vie d’Elizabeth Costello, écrivaine fameuse d’un certain âge, « un vieux phoque » dira son fils, qui donne diverses conférences aux Etats-Unis, en Australie, ou en plein océan antarctique. Les lecteurs du prix Nobel sud-africain connaissent le personnage : elle apparaissait dans un roman qui compte parmi les plus grands de Coetzee, Elizabeth Costello, ( 2003). L’idée du metteur en scène polonais de confier le rôle de Costello à différentes actrices, et même à un acteur de sa formidable troupe, permet de faire vivre les différentes facettes de cette femme rugueuse, intérieure. Une personnalité qui, du début à la fin de ce spectacle de plus de quatre heures, ne sera pas élucidée. Autrice d’un livre qui réécrit l’histoire de Molly Bloom tout en refusant toute forme de féminisme, femme solitaire, entourée d’enfants qui ne semblent pas plus la cerner que nous, Costello est sans cesse interrogée, par des journalistes, des intellectuels, sa famille. Et toujours, elle se dérobe. S’il fallait la définir en une phrase, l’on pourrait dire qu’elle est celle qui ne dit pas ce que l’on attend d’elle. Pour la raison simple qu’elle ne vit pas tout à fait dans la communauté humaine. D’une part, parce qu’elle se sent très proche du monde animal : elle fait sans cesse référence à des singes, s’adresse à un chien, compare un de ses personnages à une lionne…Mais aussi parce qu’elle appartient plus à sa littérature, qu’à l’existence. Ainsi la scène la plus soufflante de la pièce la voit s’adresser à l’un de ses personnages, un unijambiste à qui elle offre une brève extase sexuelle…Une autre scène la voit dénoncer l’écrivain Paul West et « l’obscénité » de ses descriptions de torture dans l’un de ses livres, vivant dans son corps la violence morale de ce qu’elle raconte : à croire que la littérature peut physiquement l’ébranler, bien plus que les confrontations avec ses enfants, ou même, nous le saisissons au cours d’un dîner familial, l’idée de la mort à venir.

« Qui est Elizabeth Costello ? » n’est peut-être pas la bonne question, mais plutôt, « que cherche à dire Elizabeth Costello ? ». Et même peut-être « que peut Elizabeth Costello ? » Car la question de l’incarnation revient tout au long de la pièce, et dans les jeux de mimétisme des acteurs déguisés en singe parmi les acteurs naturels, ou masqués.  Mais aussi dans la maestria du metteur en scène qui entrelace des scènes de théâtre classique avec une mise en abyme vidéo, ou même des images de synthèse. C’est là tout l’enjeu de ce spectacle ; mettre en scène le pouvoir d’un langage littéraire. Et ce, jusque dans ses conséquences les plus charnelles. Ainsi le spectacle s’ouvre par une scène sexuelle entre le fils de Costello et une journaliste qui vient de l’interviewer : corps à corps qui prend vie à partir d’un échange sur le féminisme… Elizabeth Costello elle-même prend vie en donnant une conférence sur le réalisme, et la difficulté aujourd’hui de s’assurer qu’une chose est vraie. Les images de synthèse, qui pourraient être générées par l’Intelligence artificielle, viennent illustrer cette idée d’un réel impossible à saisir. Une idée chère à K. Warlikowski qui dans chacun de ses spectacles tourne autour de la possible déréalisation de l’univers, et la recherche d’un langage performatif : de Proust à Coetzee, il est aujourd’hui l’un des plus grands metteurs en scène de littérature.

Elizabeth Costello, sept leçons et cinq contes moraux, d’après JM Coetzee, mise en scène K. Warlikowski, théâtre de la Colline, jusqu’au 16 février. Plus d’infos sur www.colline.fr

Photo : @MagdaHuecke