Au Carreau du Temple, la quatrième édition du festival Everybody a dévoilé un sous-sol peuplé d’esprits et un hall empli de corps festifs.
Everybody, c’est aussi: Everywhere. La formule très condensée du festival qui s’étend sur cinq jours avec spectacles et activités pour tous – cours ou ateliers de yoga, danse en talons, hip hop, voguing et même nail art – oblige à occuper l’ensemble des espaces, de la halle aux studios en sous-sol. Où, à un moment, la Hongroise Boglárka Börcsök avait installé un cocon blanchâtre pour son solo Figuring Age. Les tissus couvrant les murs, les canapés et bien sûr le lit dans lequel elle disparaît à la fin. La chorégraphe, tout de blanc (cassé) vêtue – et elle avait visiblement profité de l’atelier nail art – livre une sorte de reenactment de sa rencontre avec trois anciennes figures de la danse moderne hongroise. Elle a filmé et interviewé ces dames plus ou moins centenaires quand elles étaient encore en vie et se laisse traverser par elles pour restituer leurs paroles au sujet de la danse, mais pas seulement. « Les morts peuvent hanter un corps »: Börcsök nous parle d’esprits qui se nichent à un endroit du corps et ne partent jamais. Et elle fait surgir ces fantômes qui, en traversant la chorégraphe, nous entretiennent de la place de la femme, des tâches ménagères et même de Viktor Orbán, dont la politique leur rappelle l’époque où le parti communiste interdisait, à partir de 1950, leur style de danse, qualifié de « bourgeois ». Et le public, assis au sol ou sur les canapés – on est reçus chez l’une des quatre femmes voire chez elles toutes – est prié de la soutenir dans ses pénibles déplacements et même de la coucher dans son lit ! Figuring Age: Mais quel pourrait donc être l’âge réel de la chorégraphe interprète au visage poudré de blanc? Entre 30 et 60 ans, tout semble possible. Et au lieu de sortir de scène, elle disparait sous sa couette : « Il est temps pour vous de partir. »
Même sous-sol, deuxième studio. Le fantôme qui traverse Marie-Jo Faggianelli est Un Cœur réduit à un point, et donc sa sa propre pièce de 1997 qui ressurgit. Clouée au sol, elle tient debout, paradoxalement, les jambes (et parfois jusqu’au corps entier) couvertes de l’épaisse couche de matière végétale sèche. De temps en temps, des ports de bras ou autres figures chorégraphiques s’échappent de son corps dans cette situation absurde et profondément poétique. C’est comme si cette ancienne interprète de quelques grandes figures de la danse française sortait d’une légende immémorielle. Dans Figuring Age, Boglárka Börcsök dit : « Un fantôme est quelque chose qui arrive d’un passé qui n’a jamais existé au présent. » Pour Faggianelli, son Cœur réduit à un point, créé il y a 25 ans, est « la mémoire de [ses] créations actuelles ». La danse d’Everybody aurait-elle un rapport singulier à la mémoire ? On a quand même pu voir Myriam Soulanges dans son solo Cover, où elle se situe clairement dans la filiation de son père Socrate. Un jour elle lui posa la question sur son prénom : « Ça vient d’où ? » Et Monsieur Soulanges, né Guadeloupéen et devenu penseur des civilisations sur France Culture, répondit par un long discours sur l’histoire coloniale. Sa fille, encore jeune, participa à des castings, des shootings publicitaires et chanta comme cover girl. Ou bien croyait qu’elle allait le faire. En vérité, elle vécut de graves agressions sexuelles. Que faire de ces fantômes ? Les crier sur scène en agitant sa crinière et nous expliquer, par ces souvenirs, à quel point le corps de la femme de peau noire est souvent réduit à un fantasme sexuel. Et les autres ? A l’étage au-dessus, quelques dizaines de femmes et deux ou trois autres, hommes ou non-binaires, prennent un cours de Danse en talons. Et juste après, juste à côté, dans le hall du Carreau du Temple, Alice Davazoglou réunit sa bande de chorégraphes pour danser joie, douceur et apaisement. L’artiste trisomique, qui impressionne par sa prestance, les transforme en interprètes et se mêle à eux. Ou bien elle les observe depuis sa table de régisseuse. Et constate comme nous qu’en tant que festival du corps dans tous ses états, Everybody est gravement incontournable.
Festival Everybody, Le Carreau du Temple, Jusqu’au 18 février