Le peintre Oli Epp a rassemblé une petite sélection d’artistes. Une passionnante expo, une succession de découvertes : immanquable !
C’est le peintre Oli Epp qui est à la barre de cette exposition collective. Encore que la locution maritime et passablement autoritaire ne soit guère heureuse ici, tant ce qui prévaut, soulignera-t-il, alors que nous l’entreprenons par Zoom sur le choix des autres noms, c’est quelque chose comme une émulation fraternelle, une effervescence collégiale. La preuve en est faite même à distance, via l’écran de mon ordinateur, puisqu’aux côtés d’Oli Epp s’assoit très vite un autre artiste, Harrison Pearce. Lequel, avec les autres participants, viendra donner chair visuelle au titre sous lesquels ils sont réunis chez Perrotin : Clear History. Moins capitaine, donc, de l’exposition, que catalyseur, Oli Epp.
Qui vit à Londres. Ce qui a sans doute mis en branle les rouages de la mémoire associative qui me poussent, irrésistiblement, à songer à ce dialogue de Joseph Conrad dans Nostromo : « – (…) Mais voyez-vous, il est anglais. – Eh bien, et après ? demanda Mme Gould. – Cela veut simplement dire qu’il ne peut agir ou exister sans idéaliser chacun de ses sentiments, de ses désirs ou de ses actes les plus simples. Il ne pourrait croire à ses propres mobiles, s’il ne les intégrait d’abord dans quelque conte de fées. Notre monde, je le crains, n’est pas assez bon pour lui. » Je m’empresse d’ajouter qu’il n’est nullement question de faire d’Oli Epp un spécimen de cette psychologie prétendument britannique. En revanche, l’alliance (mouvante, indécise, problématique sans doute, essentielle certainement) que suggère Conrad entre l’ordre des faits et celui de l’esprit, entre le monde sensible et celui de l’idéal – cette alliance nous plonge au cœur de l’expo.
Là où convergent ses lignes de force conceptuelles et plastiques. Soit, pour laisser (enfin !) mon jargon abstrait de côté, en plein dans l’« Histoire » du titre, Clear History. Car s’il est vrai que l’Histoire est le champ clos où s’affrontent, d’un côté faits, événements, réalité, etc., et de l’autre idées, désirs, rêves, etc., alors quoi de plus indiqué qu’une œuvre d’art pour rendre cette féconde tension ? Eh bien, naturellement, toute une série d’œuvres ! Celles qui se succèdent dans la galerie et qui, chacune à sa façon, aborde, formule, refond cette vieille et toujours rajeunie interrogation.
Un toast à la liberté
Commençons par une œuvre du maître de céans, Oli Epp lui-même. Short, chemise, cintre, laisse, ballerines, collier de chien et… rien. Rien ? Oui, le tableau, avec sa facture soignée, nette mais caressante, avec ses ombres délicates et ses reflets méticuleusement exécutés, pourrait sortir d’une chimère littéraire, d’un hybride d’un conte de Maupassant et de L’Homme invisible. Le sujet humain n’est que du vent – la superficie, le superficiel, en l’espèce les vêtements, l’emportent. La balance penche du côté du monde de l’objet. Et quid de la Canadienne Tammi Campbell ? L’Elvis warholien dédoublé (seul cas de figure où un critique d’art soit autorisé à employer le terme « iconique ») est reproduit à l’acrylique et à l’identique – mais dans l’état qui prélude à sa jouissance par l’heureux acquéreur : couverte d’un papier-bulle en trompe-l’œil. On est en plein dans la matière, dans le concret le plus prosaïque.
Mais si Harrison Pearce, par Zoom, propose justement pour dénominateur commun à l’expo un intérêt partagé pour l’objet, ses œuvres à lui évoquent des machines-cerveaux. Des organes pensants, mutants. Ou des géométries et des mécaniques obéissant à des lois savantes, à des desseins nés d’intellects supérieurs. Puissance de l’idée, omnipotence de la pensée.
Laquelle ne règne pas dans le désert des abstractions. Mais interfère avec la matière, avec les objets. D’où ce sentiment de progresser dans des zones ambiguës, mixtes, balisées par des œuvres qui relèvent autant de l’esprit que de la sensibilité. Quel grille-pain atteint de folie des grandeurs a craché ce gigantesque toast quelque peu carbonisé au mur de la galerie ? Mais, au-delà de la surprise et de l’humour, il y a chez l’Allemand Frank Brechter une façon de mettre en scène presque littéralement les opérations analytiques de l’entendement. Lequel ponctionne un élément quelconque (si quelconque qu’il s’agit en l’occurrence d’un toast) du monde, l’isole, l’agrandit. À cette discipline fait pendant, comme un contrepoint, telle œuvre de Devan Shimoyama (américain, lui) où le pourpre, le rouge, les oranges et les jaunes, comme on ne sait quel reflux, quel affleurement d’une coloration psychique, semblent déborder, teignant le visage représenté.
De tels jeux ne sont possibles que si leurs composantes sont suffisamment malléables. Si, pour commencer, la matière consent à se défaire de sa proverbiale rigidité. Et, réciproquement, si l’esprit, à son tour, se secoue de ses carcans. D’où certainement l’air de liberté qui flotte sur toute l’exposition. Ce sentiment que, en dépit de la flagrante cohérence de l’ensemble, les droits de la surprise ne sont jamais bafoués.
Ainsi, même si, dixit Oli Epp, la peinture se taille la part du lion, nulle restriction quant à l’emploi des techniques : qu’on songe aux matériaux du toast de Frank Brechter. Qu’on songe également à l’allure ludique, presque enfantine dans ses aspects, ses formes et ses tonalités, des œuvres d’Ally Rosenberg. Qui donnent, soit dit en passant, irrésistiblement envie de toucher, d’effleurer, d’éprouver le degré de résistance. Liberté – et même exaltation, voire exultation, tant il y a d’opulence sensuelle dans l’éclat des surfaces de Salomé Chatriot ou encore de Sally Kindberg.
Quant à Ben Spiers ou Matthew Hansel, les lois rationnelles traditionnellement réputées s’appliquer au monde sont, à l’évidence, suspendues, remplacées par d’énigmatiques logiques, comme elles l’étaient chez les surréalistes, avec qui ces deux artistes entretiennent d’évidentes affinités. Simon Linke, qui prend pour objet des pages publicitaires de la revue Artforum, entraîne, lui, la réflexion dans une vertigineuse galerie des Glaces théorique. Clear History est plus qu’une expo collective : c’est l’affirmation du droit imprescriptible de la main et du cerveau. De l’œil et de la pensée. Le droit à la liberté.

Matthew Hansel, The Hermit and The Muse, 2024, Oil and flash paint on linen, 152.4 x 121.9 cm | 60 x 48 inches, © Hugard & Vanoverschelde, Courtesy of the artist and Perrotin
Clear History, Perrotin, du 1er février au 1er mars.
Photos :
– Devan Shimoyama, Spray, 2024, Oil, colored pencil, glitter, glitter, acrylic, collage, spray paint and crystals on canvas stretched over panel, 46 x 61 x 5.1 cm | 18 1/8 x 24 x 2 inches, Courtesy of the artist, his studio and Perrotin